La lune des loups

S’il ne nous offre que de rares apparitions et qu’il semble davantage peupler nos contes que nos forêts, le loup a longtemps fréquenté nos régions. À l’occasion de cette première pleine lune de l’année — qu’on appelle aussi lune des glaces ou du petit hiver —, j’ai pisté le loup, son histoire et son rôle dans nos écosystèmes, le tout en musique grâce à cette sélection musicale à écouter sur Spotify ou sur YouTube.

Cet article est illustré par Alain Jean pour l’Association des Amis du Cragou, et reprise d’une carte postale de la Maison du Pays et du Loup du Cloître Saint-Thégonnec.


Admiré depuis l’antiquité dans de nombreuses cultures animistes, totémistes, païennes et monothéistes aux quatre coins de l’Occident, la figure du loup fascine depuis longtemps. Elle accompagne Hécate, la déesse de la lune noire, mais aussi la pleine lune où il est de coutume de la voir (et l’entendre) hurler, comme l’illustrent si bien ces magnifiques t-shirts importés des États-Unis qu’arborent les fans de Johnny Hallyday. Qu’il s’agisse de métamorphose (Léto se transformera en louve pour protéger sa fille Artémis), de complicité (la sorcière Circé vit sur l’île Ææa avec des loups), de soin (Romulus et Rémus sont recueillis par une louve) ou de filiation (Odin est un dieu-loup), le loup incarne la protection et la sagesse.

Companions (diptych), 2001, Kiki Smith

Mammifères sociaux, opportunistes, prédateurs, hiérarchiques, explorateurs à la faculté d’adaptation hors pair, réputés pour leur intelligence et leurs talents de chasseurs (ils pourraient aussi être d’excellents pêcheurs, comme l’observe Baptiste Morizot), humain·e et loup sont proches et même de sacrés concurrents. Pourtant, dans le Haut Moyen Âge, c’est à la destruction et à la violence que le loup se retrouve assimilé. D’après Pastoureau, ce pourrait être lié à la rage qui sévit alors en Europe ou la famine qui force la proximité des animaux des cultures humain·es. La plupart des contes et légendes que nous connaissons aujourd’hui associent le loup à l’obscurité, la nuit, l’isolement et la prédation. Pourtant, il n’est pas nocturne et s’il l’est devenu, c’est pour se protéger de l’humain·e.

Parce qu’il a contrarié les éleveur·euses de bétail, le loup s’est donc vu associé à des représentations négatives qui nous sont transmises et incorporées dès l’enfance, entretenues au travers de la fiction et la religion par la figure diabolique du Grand Méchant Loup. Tantôt terrorisant, tantôt ridicule, une véritable campagne force son asservissement. En le dominant, par la chasse ou la domestication (le loup est un lointain ancêtre du chien), l’humain prend ainsi pouvoir sur son plus grand adversaire et confirme sa supériorité sur l’environnement qui les abrite. Cela mènera à la disparition du loup de nombreuses régions d’Europe et des États-Unis dès le début du vingtième siècle.

« Four Feet, Wings and Fins », Mrs. A. E. Anderson-Maskell, 1879

Un grand nombre de scientifiques ont dénoncé les dégâts de cette absence. Depuis les années septante, les études se multiplient pour souligner la nécessité de leur réintroduction, notamment dans le parc naturel du Yellowstone aux États-Unis. Parmi les pertes observées, la plupart sont causées aux espèces végétales par les ongulés (cerfs, rennes et wapitis en particulier) dont les loups sont les principaux prédateurs. Le programme de réintroduction ne prendra place que vingt ans plus tard et aujourd’hui, nous pouvons en observer les effets positifs.

En prenant le dessus sur les coyotes, les loups ont permis la survie de certaines espèces en voie de disparition. La diminution des coyotes dans la région a également permis une augmentation de la population des petits mammifères, fournissant de cette manière de la nourriture aux oiseaux, aux serpents et aux renards. Le nombre de wapitis, principale proie des loups dans le parc, s’est stabilisé dans la région tout comme les élans et les bisons. De nombreuses espèces végétales sont réapparues ou se sont renforcées, comme le saule et le peuplier, principale source d’alimentation des ongulés. Cet impact semble être très important pour de nombreuses espèces d’oiseaux et de petits mammifères mais également pour les rivières dont l’érosion semble avoir été ralentie. Le loup aurait ainsi modifié le cours des rivières.

Malgré cela, sa présence suscite encore de nombreuses colères et sa réintroduction est délicate en Europe. C’est un récit que dépeint subtilement l’autrice Sarah Hall dans son roman « La frontière du loup » (2015). Le cas de la réintroduction du loup dans le Yellowstone souligne le regard et le statut que l’on accepte de donner à « l’autre » (sous toutes ses formes) lorsque celui-ci sert ou non nos intérêts. Il montre également l’importance de chaque acteur·rice dans un environnement et leurs interactions à l’intérieur d’un écosystème. Il montre surtout à quel point il est indispensable de ne pas porter un regard dualiste et universaliste sur les évènements rencontrés, d’autant plus lorsque ceux-ci se produisent dans le monde non-humain dans toute sa globalité, sa complexité et sa finesse.

Bernard Zuber, « La Vie Execrable de Guillemette Babin » de Maurice Garçon, 1926

La pleine lune est un moment propice pour la chasse, elle permet de voir plus clairement dans la nuit. En plein cœur de l’hiver et lorsque la nourriture se fait plus rare, les loups chantent pour se réunir et se coordonner, assurant ainsi leur survie. La lune du loup raconte ce moment de l’année et souligne ainsi l’importance du lien, de l’adelphité et de la force qui en découle. Une union que nous pouvons cultiver entre humain·es et au-delà, loin des frontières imaginaires que nous nous imposons (encore) trop souvent.

Pour vivre cette pleine lune des loups en musique, je vous propose de découvrir cette sélection musicale sur Spotify ou sur YouTube.

Quelques références et romans :

• Le Loup, une histoire culturelle – Michel Pastoureau (2018)
• Pister les créatures fabuleuses – Baptiste Morizot (2019) ainsi que tous ses ouvrages.
• Femmes qui courent avec les loups – Clarissa Pinkola Estès (1989)
• La frontière du loup – Sarah Hall (2015)
• Sauvage – Jamey Bradbury (2019)
• Le Dernier loup (Le Totem du loup) – Rong Jiang (2004)

Sur la réintroduction du loup dans le Yellowstone :

• BERGER Kim M., GESE Eric M., BERGER Joel, Indirect Effects and Traditional Trophic Cascades: A Test Involving Wolves, Coyotes, And Pronghorn, dans Ecology, 2008, pp. 818–828.
• CHASE Alton, The Wolf Mystery – Playing God in Yellowstone—The Destruction of America’s First National Park, The Atlantic Monthly Press, Boston, 1986, pp. 120– 125.
• CREEL Scott, CHRISTIANSON David, Wolf Presence and Increased Willow Consumption by Yellowstone Elk: Implications for Trophic Cascades, dans Ecology, Vol. 90, No. 9, Septembre 2009, pp. 2454-2466.
• DEPRAZ Samuel, HÉRITIER Stéphane, La nature et les parcs naturels en Amérique du nord, dans L’Information géographique, Vol. 76, 2012/4, pp. 6 à 28.
• HAINES Aubrey L., The Yellowstone Story – A History of Our First National Park. II., University Press of Colorado, 1996, pp. 80–82.
• SCHULLERY Paul, Searching for Yellowstone: Ecology and Wonder in the Last Wilderness, Hougton Mifflin Co., Boston, 1997, p. 125.
• SMITH Douglas W., PETERSON Rolf O., HOUSTON Douglas B., Yellowstone after Wolves, dans BioScience, Vol. 53, No. 4, Avril 2003, pp. 330-340.

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