Vielleuses : entre champs et cour, la vielle à roue et ses praticiennes

La vielle à roue, ce curieux instrument folklorique qui semble plus souvent occuper les vitrines des musées que les scènes actuelles, fait depuis peu sa réapparition médiatique. Elle reste cependant rare dans la pratique, à cause de son prix mais aussi du nombre restreint de ses luthièr·es. Difficile à dompter, elle donne à entendre des sonorités et des textures étonnantes. Petite exploration de cet instrument mais sous l’angle de ses praticiennes, cette fois-ci !

Image de couverture : Domenico Induno

Pour cet article, je fais suite et clôture le passionnant dossier écrit par Antoine Pasqualini pour le webzine Karoo. Pour le découvrir dans son ensemble, vous pouvez vous plonger dans les trois articles qui précèdent celui-ci. Ils parcourent l’histoire de l’instrument, son anatomie et partagent une rencontre avec la merveilleuse musicienne et vielliste Emmanuelle Parrenin, dont j’avais évoqué le parcours dans mon article « (Ré)appropriation culturelle (d’anciens et de nouveaux récits) ». Pour ma part, je poursuis la réflexion autour de cet instrument mais sous l’angle qui est le mien.

→ Pour écouter la sélection musicale réalisée à quatre mains et qui accompagne l’article, rendez-vous sur Spotify ou sur YouTube.

Je ne suis pas vielleuse et pas vraiment amatrice, je l’avoue. Il n’empêche que la vielle à roue possède une aura particulière qui la rend captivante, même pour des novices. Déjà par sa forme et sa lutherie très précieuse, qui rappellent tantôt le violon, tantôt la guitare, mais se distinguent toujours par la présence de cette curieuse roue. Mais aussi pour son histoire : depuis son apparition à la fin du Moyen Âge, elle a véritablement traversé les différentes couches sociales. Ses praticien·nes ont appartenu au monde religieux, à la noblesse mais ont aussi été des mendiant·es. Elle a longtemps accompagné les danses et les fêtes de village, ce qui en fait un instrument de prédilection du monde paysan et provincial. De loin, elle pourrait évoquer la cornemuse, c’est d’ailleurs ces deux instruments que le Berry, en France, s’est approprié pour en faire ses emblèmes. 

Il faut dire qu’elle est assez compacte et facile à transporter. À l’écouter, elle semble incarner tout un orchestre, jouant à la fois la basse, la mélodie et encore le rythme grâce à la « mouche », ce grésillement généré par le coup de poignet. On la trouve aux quatre coins de l’Europe, sous le nom de hurdy-gurdy en Angleterre, Drehleier en Allemagne, zanfona ou sinfonia (littéralement « symphonie ») en Espagne. De retour dans les années 1970 et appropriée par le mouvement néofolk français, elle s’est depuis modernisée et électrisée, faisant désormais partie des instruments, entre autres, de la scène expérimentale et métal, toujours très inspirée du folklore. 

Si la page Wikipédia de l’instrument ne cite que des noms d’hommes (ce qui est le cas, finalement, de nombreux instruments de musique lorsque l’histoire est racontée par ces derniers), elle est pourtant très souvent pratiquée et façonnée par des femmes. À l’époque baroque (milieu du XVIe siècle), elle fait partie des instruments en vogue chez les dames de la haute société, comme en témoignent la plupart des peintures parvenues jusqu’à nous – qui attestent d’ailleurs qu’elle a aussi été entre les mains de la reine de France et de Navarre, Marie de Leszno. Modernisée grâce à Henri Bâton et désormais formée d’un corps de guitare, ses sonorités deviennent plus douces. Les musiciennes peuvent ainsi la pratiquer tout en s’assurant de répondre aux critères généralement considérés comme relevant du « féminin » : mise à distance du corps, élégance et charme, au même titre que le piano ou le violon.

Mais déjà à cette époque, on observe une série d’obstacles mis en place pour anoblir l’instrument et en effacer autant que possible son association à la pauvreté. Son apparence devient plus luxueuse et son répertoire la rend difficile à jouer. Le répertoire baroque, complexe et soumis à un certain apprentissage, distingue déjà ses praticien·nes. Un code qui permet de séparer l’élite des petits gens et des femmes, comme l’a été la musique classique en général ou même l’orthographe : l’apprentissage de ce code ne peut en effet se faire qu’en ayant accès à des écoles, dont la plupart des femmes étaient interdites d’accès, sans parler du manque de légitimité qui peut en découler.

Portrait of a lady, Donatien Nonotte (Besançon 1708-1785 Lyon)

L’apprentissage de la musique était tout de même autorisé aux femmes s’il était réalisé dans l’espace domestique, grâce à la famille. La pratique musicale ou la danse, tout comme la culture générale, était encouragée pour les jeunes filles car elle permettait d’animer les soirées et d’assurer un bon parti, comme l’observe Hyacinthe Ravet dans Musiciennes (Autrement, 2011). Elle ne pouvait par contre pas s’exercer dans l’espace public, réservé aux hommes, et donc être suivie d’une professionnalisation, comme je l’évoquais dans un article précédent et dans ma conférence sur l’histoire et la place des musiciennes électroniques

Mais la vielle à roue n’a pas toujours été un instrument d’apparat. Elle a d’abord accompagné les musiques liturgiques, un environnement qui, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, n’a pas toujours exclu les musiciennes. À la fin du Moyen Âge, les couvents étaient très populaires auprès des jeunes filles nobles. Ils étaient un lieu de relative liberté et leur permettaient notamment d’échapper au mariage, qui n’était pas toujours en leur faveur. Cela dépendait évidemment de ses dirigeantes (le succès d’Hildegarde de Bingen n’est pas dû au hasard) qui, selon la richesse ou l’ordre, laissaient une place plus ou moins grande à la musique. L’accès à ces couvents restait réservé aux femmes aisées. 

Elle a aussi servi d’accompagnement aux trobairitz et aux trouveresses, poétesses et compositrices en langue d’oc et langue d’oï, tout comme l’étaient le psaltérion (harpe légère), le rebec (sorte de violon), la flûte à bec et la chalemie (ancêtre du hautbois). Issues de milieux nobles, elles étaient instruites et pratiquaient un répertoire savant – à noter que le mot savant crée aussi une scission qui peut être en complet décalage avec la réalité puisque les musiques légères étaient aussi bien présentes et diffusées dans les milieux nobles. Dans la tradition populaire, ce rôle était plutôt tenu par les ménestrelles et les jongleresses, des musiciennes qui pouvaient être itinérantes ou attachées au divertissement d’une cour. Plutôt issues des campagnes, ces musiciennes ont en grande partie contribué à la diffusion de cet instrument. C’est d’ailleurs cette imagerie champêtre et les nombreux fantasmes romantiques qu’elle véhicule qui feront le succès de cet instrument dans la noblesse de l’époque baroque. Hymne à la vie pastorale, la vielle à roue poursuit donc un héritage idéaliste et sans réelle prise en compte de ses praticien·nes issu·es des campagnes. Ces dernier·es, soumis·es à l’anonymat et à la tradition orale, n’ont que très peu de chance de pouvoir participer à l’histoire. 

Aujourd’hui, les rares traces que nous possédons des musicien·nes des campagnes françaises – on regrette d’ailleurs que l’équivalent n’ait pas été réalisé en Belgique – ont été récoltées par Claudie Marcel-Dubois et Marie Pichonnet-Andral. Dès les années 1940, elles ont arpenté la France entière pendant une quarantaine d’années, pour enregistrer et répertorier les musiques, les instruments et les chants de tradition orale. Des traces essentielles à l’heure de l’hypermondialisation qui amène la complète disparition de ces pratiques ancestrales. Comme l’observent François Gasnault et Marie-Barbara Le Gonidec, l’objectif de Claudie Marcel-Dubois et Marie Pichonnet-Andral était de prélever des matériaux sonores, qu’il s’agisse de chansons, d’airs instrumentaux ou de séquences de fabrication, bien loin des récits de vie qui les accompagnent. Elles adoptèrent donc une posture en surplomb, témoignant ainsi de leur espace social qu’est la bourgeoisie parisienne et provinciale. Une approche muséale, pratiquée par la plupart des ethnologues dans « les sociétés exotiques », détachant bien trop souvent l’objet de son histoire et réinterprètant le sens sans prendre en considération les récits des concerné·es. 

Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral dans les Landes (juin 1965). Vielle à roue de Monsieur François Mivielle. Lieu précis de la prise de vue : Quatre routes

Cette posture prend aussi un tout autre sens lorsque l’on découvre les écrits de Claudie Marcel-Dubois. D’après Sara Iglesias, l’idée d’une pratique ancestrale comme pure et authentique a beaucoup nourri la pensée des folkloristes et contribué au fantasme d’une authenticité populaire car, pour reprendre la formule de Pétain encore très populaire dans l’extrême droite actuelle, « la vraie terre, elle, ne ment pas ». D’autant que les régions ont été créées de toutes pièces par le pouvoir central français. Aux paysan·nes « robustes, primitives » s’opposent les citadin·es « blasé·es et condescendant·es » ; il n’y aurait que le passage du second vers le premier qui permettrait de sauvegarder et retrouver la pureté originelle. Cela souligne la fragilité des pratiques dites traditionnelles qui, entre idéalisme, nationalisme et colonialisme, font la part belle aux essentialismes, au détriment très souvent d’une réalité bien plus hybride et malléable. 

Aujourd’hui, l’appropriation culturelle de pratiques ancestrales dans les musiques « du monde » (c’est-à-dire tout ce qui n’est pas l’Occident, si nous analysons concrètement ce terme) est plus que jamais pointée du doigt, qu’il s’agisse de la récupération de chants esclaves afro-américain·es par des musicien·nes blanc·hes de manière anonyme – le plus célèbre morceau de Moby porte la voix de Bessie Jones, sans que son nom ne soit cité – ou de la récupération de mélodies arabisantes par des DJ européen·nes – dont on dénoncerait probablement le communautarisme s’il s’agissait de musicien·nes arabes. Ces exemples ne font que renforcer l’idée que la musique est un espace politique complexe, aux rhizomes parfois envahissants. Si le passage de la vielle à roue des mains de mendiantes aux mains royales peut surprendre, le mouvement reste actuel lorsque l’on sait qu’aujourd’hui elle ne peut que se pratiquer qu’avec un certain capital financier, au vu de la rareté de l’instrument. Mais un capital symbolique également puisque ses sonorités répondent, elles aussi, à des codes très particuliers qui ne sont plus accessibles au plus grand nombre. Laissés entre les mains de praticien·nes élitistes, l’instrument redevient donc savant et donc excluant.

Il n’empêche qu’aujourd’hui encore, la vielle à roue est très souvent pratiquée et façonnée par des femmes. Et cette histoire n’y est finalement peut-être pas si étrangère : par son autonomie, sa facilité de transport, son accessibilité, sa multiplicité, elle devient, comme la voix, un moyen simple et indépendant d’accès à la musique. Elle est aussi reliée au collectif, depuis les marges, un espace où les femmes pauvres, racisées et non valides sont sans cesse assujetties. Je souhaitais donc partager certaines d’entre elles et surtout leur musique qui, j’espère, vous permettront d’entendre les sonorités qui se cachent derrière ce crincrin si particulier !


Née en 1937 et fille de notaire, Michèle Fromenteau grandit à Poulaines, dans le nord de l’Indre. Sa santé fragile l’oblige à passer de longues heures à la maison à pratiquer le piano. Avec sa sœur, elles découvrent la vielle à roue et jouent à l’occasion de nombreuses fêtes folkloriques. Jeunes adolescentes, elles postulent toutes deux pour entrer aux Gâs du Berry, le plus ancien des groupes folkloriques berrichons. Sans surprise, elles sont recalées mais pas par manque de talent. À la mort de sa sœur, suite à un accident de la route, Michèle Fromenteau cesse de jouer pendant deux ans. C’est grâce au répertoire baroque qu’elle reprend la vielle. Elle ouvre ensuite un magasin qui y sera consacré, Les Maîtres sonneurs, puis un événement annuel, les Rencontres des luthiers et maîtres sonneurs, à l’occasion du centenaire de la mort de George Sand. Elle est actuellement l’une des praticiennes les plus célèbres de cet instrument et a cédé une quarantaine de vielles au musée George-Sand et de la Vallée noire avant sa mort, en 2019.

Originaire de Normandie, Véronique Chalot grandit dans une famille de musicien·nes, d’une mère pianiste et d’un père violoniste. C’est grâce au folk américain et irlandais qu’elle fait la rencontre de la guitare, qui deviendra l’un de ses instruments de prédilection. C’est finalement à Paris qu’elle rencontre la musique folklorique et traditionnelle française. À Rome, elle trouve du soutien et enregistre son premier disque, J’ai vu le loup (1979), pour le label italien Materiali Sonori. Elle s’est depuis consacrée à la recherche, l’interprétation et l’enregistrement de répertoire traditionnel médiéval de France et d’Italie, permettant d’en conserver un grand nombre aujourd’hui. Dans son second album, À l’entrée du temps clair (1982), elle chante et joue de la guitare classique, du dulcimer et de la vielle à roue et est accompagnée de musicien·nes italien·nes qui pratiquent le bouzouki, la cornemuse, le cromorne, le bendir et le bodhrán. Avec l’envie d’approfondir ses explorations, elle crée en 1999 l’ensemble de musique ancienne Volubilis. Elle s’investit désormais dans l’ensemble Veziana dédié aux musiques anciennes des deux côtés des Pyrénées.

En plus d’être musicienne, Françoise Bois-Poteur est musicologue et spécialisée dans les instruments à bourdon à travers les âges. Elle est la lauréate de la toute première médaille d’or de vielle décernée en France, qui lui a été remise par l’École nationale de musique de Châteauroux, en Indre. Elle enseigne les musiques traditionnelles et est référente du Centre de musique baroque de Versailles. Avec Nicole Pistono, elles forment le duo Estamine. Elles interprètent des mélodies de trouvères et trouveresses et des airs à danser qui datent du XIVe siècle. Elle est aussi autrice de plusieurs publications, dont Cahiers de musique et airs à la mode 1653-1842 et La Vielle dans tous ses états.

Originaire de Lyon, formée en piano et en études de russe et d’histoire, c’est à Istanbul qu’Éléonore Fourniau se forme aux musiques populaires turques, au chant et au saz. La vielle à roue, devenue l’un de ses instruments de prédilection, l’accompagne dans de nombreux chants inspirés de poésie des ashik (troubadours et trobairitz des montagnes anatoliennes), des textes spirituels des Alévis ou encore des épopées ancestrales kurdes. Elle joue au sein de différents ensembles, aux côtés notamment de la chanteuse alévie Mercan Erzincan.

Bercée par les chants ukrainiens que lui chante sa mère, Évelyne Girardon se passionne vite pour les chants traditionnels français. À 8 ans, elle rencontre la vielle à roue dans une brasserie lyonnaise par l’intermédiaire d’Édith Montardon, dite « a Marie », et se passionne pour l’instrument. Elle sort en 1988 son premier album polyphonique, Amour de fusain, et crée avec quatre chanteuses (Sylvie Berger, Solange Panis, Michèle Delabbaye, Yannick Guilloux) l’ensemble vocal Roulez Fillettes. Elle y revisite les chansons traditionnelles francophones, collectées au cours de sa carrière ou du XIXe siècle. Elle commande aussi à Jean-Luc Bleton la toute première vielle à roue électrique au monde, aujourd’hui exposée au musée Mupop de Montluçon.

Édith Montardon faisait partie d’un duo aux côtés de Jules Devaux, « Le Jules et la Marie ». Ils ont joué à l’exposition universelle de 1958, puis en 1967, lors de celle de Montréal, mais aussi en tournées en France, Suisse et Belgique. Si Internet regorge d’informations à propos de Jules, les seules traces que je peux vous partager à propos de « la Marie » sont sa voix.

Merci à Solène Peynot et Antoine Pasqualini pour leur relecture.

→ Pour écouter la sélection musicale réalisée à quatre mains et qui accompagne l’article, rendez-vous sur Spotify ou sur YouTube.

Références :

  • Sara Iglesias, Musicologie et Occupation. Science, musique et politique dans la France des « années noires » (2014)
  • Marie-Barbara Le Gonidec & François Gasnault, Enquêter en tandem sur les pratiques musicales de la France rurale pour le Musée des arts et traditions populaires : variation ou conjuration du collectif ? (2016)
  • L’Instrumentarium de l’Insolite (Blog et vidéos)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *