Les gestes des champs : quand la terre chante

Ce 21 juin, nous fêtons le solstice d’été, une des grandes étapes de l’année puisqu’il s’agit du jour le plus long. C’est un moment très précieux qui appelle à la vie en communauté et qui est une occasion de se réunir pour danser, chanter autour du grand feu de joie qu’est le soleil et profiter des récoltes fraîchement recueillies de la terre. Le travail de la terre a toujours été relié à la pratique musicale. Petite exploration de l’histoire de l’agriculture et de son rôle dans nos sociétés.

Illustration de couverture : Ilonka Karasz

Écoutez la sélection musicale réalisée pour l’occasion sur Spotify ou sur Youtube.

Le calendrier grégorien, celui qui nous accompagne depuis le XVIe siècle, est un calendrier solaire. Le soleil, comme le feu, symbolise la lumière, l’épanouissement et s’est vu peu à peu accoler une symbolique guerrière, héroïque, nourrie par sa dimension foudroyante et violente. Il n’empêche qu’à bien des égards, il symbolise plutôt la guérison, la fertilité et est associé à l’art, la créativité et la relation à la nature et l’environnement. Le mois de juin est la période des premières récoltes. Juin vient de Junius, le « mois de Junon ». Elle est la sœur et épouse de Jupiter et préside aux mariages et au bien-être des femmes, en particulier dans l’enfantement. Le fait d’associer une divinité féminine à cette temporalité des récoltes n’est finalement pas surprenant et semble être commun à de nombreuses religions polythéistes.

Déméter et Perséphone (Coré) remettant à Triptolème les grains pour apprendre l’agriculture à l’humanité, relief votif ou cultuel d’Éleusis, vers 440 avant notre ère, Musée national archéologique d’Athènes

Dans la religion grecque antique, c’est Déméter (qui en grec ancien pourrait signifier « la mère de la Terre ») qui est la déesse de l’agriculture et des moissons. Cérès est pour les Romain·es la déesse de l’agriculture et de la fertilité. Chez les Celtes, Áine commandait aux récoltes et animaux et était fêtée le 24 juin, lors de la Saint-Jean. Au Japon, Amaterasu est la déesse du soleil et elle aurait introduit la riziculture, la culture du blé et les vers à soie sur l’île. L’agriculture était aussi protégée par des divinités masculines, qu’il s’agisse de Yarilo chez les Slaves, Azaka dans la religion vaudoue, de Ah Mun chez les Mayas ou encore de Dagon chez les Cananéen·nes (l’actuelle Israël et Palestine occupée). Dans la mythologie égyptienne, Nepri, le dieu protecteur du grain, est représenté sous les traits d’un homme à la peau constellée de grains de blé. Chez les romain·es, Saturne est associé au jour de la semaine « samedi ». Il est généralement représenté la faucille à la main et l’origine de son nom aurait pour racine « semer ». Son équivalent grec est Cronos. Osiris est quant à lui associé à la fois à l’agriculture et à la religion, ce qui souligne le lien très étroit entre ces deux pratiques et l’importance du spirituel autour des récoltes. Une quantité de divinités se retrouvent aux quatre coins du monde et racontent chacune l’histoire de leur environnement.

Lorsque ces mythes se lisent et s’écoutent, il existe toujours une relation entre amour, ensemancement et récolte, ce qui fait écho aux règles de mariage et de reproduction (qui restent imprégnées d’une pensée hétéronormative, comme j’en parle également dans mon article précédent « Fleurs de mai : pour une éclosion des sens sans décence »). Chez les  minoen·nes, une société matriarcale qui se déploie en Crète de 2700 à 1200 av. J.-C., cette alliance s’incarne par la rencontre du taureau et de la déesse mère. Cet espèce de contrat, tacite et explicite, permettrait le bon déroulement des différentes étapes du cycle d’évolution. De la même manière, ce processus social renvoie à la place que prend chaque divinité, dont la relation ne fait sens qu’en lien avec les autres. Ce n’est pas anodin puisque ces récoltes ne sont possibles que s’il y a équilibre des élémentaires : la graine ne peut germer dans la terre qu’en contact avec de l’eau, le feu a longtemps servi de moyen de purification des anciennes plantations pour accueillir les nouvelles et le vent et l’air doivent circuler pour éviter la stagnation sans être trop violents pour permettre un épanouissement des jeunes pousses. Cette relation très puissante s’illustre à travers les cycles saisonniers et les différentes phases de la lune, en lien avec les planètes, ce qui amène à planter les graines à certains moments plutôt qu’à d’autres pour obtenir des récoltes satisfaisantes. La culture des graines suit donc un processus de coexistence, de relation à l’environnement humain et non-humain dans toute sa multiplicité, et dépend de cette chimie pour s’épanouir.

Audrey Helen Weber

Cette relation entre « nature » et « culture » est aussi à la source de nombreuses réflexions philosophiques, de débats et de ruptures. Le journaliste Youness Bousenna, dans l’article « Faut-il en finir avec la nature » (à découvrir dans le hors-série n°9 du magazine Socialter, Renouer avec le vivant) souligne que ce grand partage est un mythe fondateur de notre modernité. Si le mot « nature » dérive de la racine du verbe « naître » et qu’il fait écho à « ce qui jaillit, ce qui croit », il n’en est pas moins complexe et multiple. Il a longtemps nourri une séparation entre les sociétés évoluées (correspondant à la culture) et le « sauvage », le « primaire ». Pour Claude Lévi-Strauss, c’est la prohibition de l’inceste qui a permis le passage de la nature à la culture pour certaines sociétés. Une thèse remise en question par Philippe Descola, qui souligne la dimension occidentale et ethnocentrée de cette analyse. Selon ce dernier, cette manière d’être au monde correspond au naturalisme et suppose un rapport de supériorité de l’humain·e à la nature, là où d’autres cultures envisagent cette expérience de manière tout à fait différente, comme c’est le cas du totémisme (organisation sociale et familiale fondée sur les totems et leur culte) et de l’animisme (qui se base sur l’idée qu’une force vitale anime les êtres vivants, les objets et les éléments naturels). 

Le mot « agriculture » reflète très bien cette conception naturaliste du monde puisqu’agricultura est composé en latin de ager (« champ ») et de cultura (« culture », « civilisation »). Il se définit aujourd’hui comme l’ensemble des activités économiques qui ont pour objet la culture des terres et transforment le milieu naturel pour produire des végétaux et ou élever des animaux utiles à l’humain·e – la notion d’utilité est ici intéressante et se distingue de celle de vitalité ou de survie. On suppose que c’est en 8000 av. J.-C. que l’agriculture est inventée et l’on situe son apparition dans le « Croissant fertile », au Proche-Orient, qui grâce à son climat pluvieux (entre le désert syrien et la Méditerranée) a permi ce qu’on appelle « la révolution du Néolithique ». La sédentarisation d’ancien·nes nomades, qui jusqu’alors vivaient principalement de chasse, de pêche et de cueillettes, amènent les premières cultures et la pratique de l’élevage.

C’est le caryopse du blé qui se consomme, un fruit qui se comporte en fait comme une graine. Principale nourriture de l’Antiquité, sa protection contre les intempéries et les rongeurs était une question vitale. Comme l’orge, il est notre nourriture ancestrale et forme la base de nombreux plats comme les crêpes, le pain, les pâtes grâce à leur transformation en farine. Il est d’ailleurs étonnant de se dire qu’aujourd’hui les allergies au gluten (protéines que l’on retrouve dans certaines céréales) se démultiplient, tout comme les allergies au lactose, au pollen ou aux fruits. Un véritable problème alimentaire qui trouve ses solutions dans l’utilisation d’autres ressources alimentaires comme le riz. 

Cette céréale de la famille des Poacées (anciennement graminées) est quant à elle cultivée dans les régions tropicales, subtropicales et tempérées chaudes dans des champs plus ou moins inondés. Le riz est à la base de l’alimentation en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie et il représente à lui seul 20 % des besoins mondiaux en énergie alimentaire, juste après le maïs. Si aujourd’hui, il devient normal d’en avoir dans notre assiette, ces aliments restent difficilement produits dans nos régions (ce n’est que depuis les années 1960 que les cultures de maïs apparaissent en Europe, principalement pour nourrir les animaux d’élevage) et dépendent donc du commerce international.

COUPIN, Henri (1868-1937) : Les plantes qui nourrissent.- Paris : Schleicher frères et Cie, 1904.- 16 p.-IV f. de pl. ; 24 cm.

Puisque la sédentarisation amène l’augmentation des populations dans certaines villes de l’Antiquité, le ravitaillement alimentaire devient une question de sécurité et aussi un enjeu de pouvoir. Des distributions alimentaires gratuites se mettent en place pour subvenir aux besoins de tou·tes (et soulignent déjà un rapport de dépendance) et les routes commerciales entre l’Asie, l’Orient et l’Occident, par les terres mais aussi par bateaux, renforcent l’enrichissement de certaines régions comme Palmyre en Syrie, Istanbul en Turquie (anciennement Byzance) ou encore Persépolis, situées sur la route entre l’Occident et l’Orient. Ces échanges et traversées vont ainsi amener le développement de technologies de plus en plus sophistiquées pour assurer le transport des marchandises bien qu’encore très récemment les animaux restent l’un des moyens les plus couramment utilisés. 

Le développement de l’agriculture est aussi relié à l’apparition de l’écriture. Les premiers mots servaient dans un premier temps à compter des récoltes et se représentaient comme une forme de rébus. Peu à peu, ces signes vont représenter des mots entiers ou des idées et incarner des sons. Nombreuses de nos lettres sont associées à l’organisation de cette vie autour de l’agriculture, de l’élevage et du culte religieux. Par exemple, la lettre A est associée au bœuf (qui s’observe mieux dans l’autre sens : ∀), le C à bâton, le E à extase… C’est avec l’influence de Rome que les lettres se renversent et prennent la forme que nous leur connaissons actuellement. Les chiffres arabes arrivent quant à eux au IIIe siècle ap. J.-C. et s’inspirent de la numération indienne transmise par les arabes en Occident par l’Andalousie. 

L’agriculture est donc au centre de nos sociétés. D’abord essentielle, elle est rapidement devenue une utilité et une source d’enrichissement et de pouvoir. Pourtant, ce pouvoir n’est pas toujours détenu par celleux qui la produisent. La rupture entre le monde paysan et le monde citadin, auquel est associée la bourgeoisie ou encore la connaissance, est plus que jamais actuelle. Elle est nourrie par cette distinction binaire entre corps et esprit, nature et culture. Si aujourd’hui les campagnes sont délaissées au détriment des villes, ce phénomène ne date pourtant pas d’hier. En Europe ou en Asie, cette distinction s’incarnait justement par la peau : plus elles étaient claires, plus elles étaient signe de richesse. Les peaux foncées témoignaient quant à elles d’un travail et d’une vie extérieures, associées à la saleté. Il était ainsi de bon ton de ne jamais s’exposer au soleil, ce qui pour l’aristocratie ou la bourgeoisie était renforcé par l’utilisation de maquillage ou d’objets comme les ombrelles lors des balades en extérieur par beau temps. 

Cette distinction entre peau claire et peau foncée est ainsi classiste et raciste. Elle a nourri la ségrégation des noir·es dont l’esclavagisme servait principalement à l’entretien des champs et des récoltes au profit des colons blanc·hes. Aujourd’hui encore, la survalorisation des peaux claires est un facteur d’enrichissement pour de nombreuses entreprises cosmétiques, principalement en Afrique, le plus souvent au détriment de la santé de celleux qui sont visé·es par ces campagnes publicitaires. Un sujet qui traverse plusieurs œuvres de Toni Morrison, et en particulier L’Œil le plus bleu (1970). Elle y raconte l’histoire de Pecola, une jeune Afro-Américaine qui fait face à de nombreuses moqueries liées à la couleur de sa peau et qui souhaite avoir les yeux bleus.

Marie-Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire, Madeleine (Paris, 1768 – Paris, 1826)

Ce classisme et ce racisme s’observent à travers l’accès à la connaissance et aux postes de pouvoir mais aussi aux archives et à l’histoire : les grands événements de l’histoire et les héro·ïnes qu’elle dépeint n’est pas celles des paysan·nes. L’histoire que nous connaissons est centrée sur la bourgeoisie ou l’aristocratie et toutes les formes de pouvoir issues du capital financier. On pourrait donc penser que l’histoire s’achète. S’ajoute à cela une conception très romantisée des campagnes, où les paysan·nes sont souvent dépeint·es de manière naïve ou ignorante. Ielles semblent incarner l’ancien monde, le passé, là où la ville et la technologie représentent l’avenir et le développement.

Dans Peau, à propos de sexe, de classe et de littérature (2015), la poétesse et activiste Dorothy Allison souligne d’ailleurs ce mythe engendré par les classes moyennes du « bon pauvre », au risque de devoir s’invisibiliser ou disparaître dans le cas où ielles n’y répondent pas. Une vision tronquée qui, pour elle, a donné place à la honte, le mensonge, le déni. C’est pourtant la toile de fond de nombre de nos récits, le happy ending s’incarnant justement dans la possibilité d’y échapper – ce qui semble être à la base du fameux rêve américain. C’est cette même traversée que content les auteur·rices et transfuges de classe Annie Ernaux dans La Place (1983), Édouard Louis dans En finir avec Eddy Bellegueule (2014) et Didier Eribon dans Retour à Reims (2009). 

Le rapport au temps est loin d’être anodin. Les tâches répétitives et cycliques qu’imposent les cycles saisonniers et le rythme des animaux, sont aussi méprisées – et peu à peu dépassées grâce aux nouvelles technologies. Elles s’opposent à une conception linéaire et évolutive du temps, centrée sur la rentabilité. Ce mépris des temporalités est hérité du nord de l’Europe, comme l’observe Mona Chollet dans Chez soi (Zones, 2015), par opposition aux « pays du Sud » et méditerranéens, souvent jugés négativement pour leur lenteur. Elle y observe une forme d’acharnement à vouloir effacer un monde et ce qu’il incarne, dans son rythme et son approche de la vie. Cette rupture s’incarne d’ailleurs lors de la crise financière de 2008 : les principaux pays pointés du doigt comme étant à l’origine de cette crise ont, dans le jargon financier, été réduits à l’étiquette de PIGS (Portugal, Italie/Irlande, Grèce et Espagne), c’est-à-dire « porcs » en anglais. Un mot qui témoigne d’un mépris évident mais qui nous ramène aussi à cette rupture entre nature et culture (l’élevage du cochon est aussi le plus actif dans le nord de l’Europe). En s’ajustant ainsi aux modèles financiers nordiques, ils sont priés de « quitter la nature pour tendre vers la culture ». Ce sont pourtant ces mêmes modèles qui restent sourds et muets face à l’impact de ces dispositions à long terme d’un point de vue social et écologique et qui, mis en parallèle avec la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, peuvent être observés bien différemment.

Becca Stadtlander

C’est cette même conception du temps qui est pointée du doigt par Nicolas Sarkozy lors du scandaleux discours de Dakar en 2007, que l’on peut écouter dans l’excellent épisode #58 du podcast Kiffe ta race « On ne naît pas Blanc·he, on le devient » avec Lilian Thuram : selon l’ex-président français, les Africain·es seraient rythmé·es « par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles », ce qui les éloigneraient du progrès et de l’histoire portée par « l’homme moderne ». Si cela nous semble aujourd’hui éloigné, c’est pourtant un discours qui reste actuel et qui ne déloge pas de sa position de supériorité. Il est intéressant d’observer que la famine et l’extrême pauvreté qui sévissent en Afrique ne sont pourtant pas seulement liées au  décalage économique et temporel. Malgré la fin de la colonisation, ces régions restent investies par les industries européennes et asiatiques, comme c’est le cas de Bolloré et de la production de l’huile de palme, sans respect des droits des travailleur·euses. La colonisation prend donc un autre visage, sous couvert d’ajustement et d’adaptabilité, un langage bien plus perfide et double.

Ce n’est pas seulement le corps qui est pointé du doigt, mais aussi les paroles et le récit. Un processus qui contribue à l’effacement des langues et de l’histoire des personnes racisées, tout comme des régionalismes et des particularismes. Une tendance à l’universalisme et une injonction à l’utilité qui, comme le souligne Rokhaya Diallo dans ce même épisode, reste synonyme de rentabilité financière et hiérarchise les priorités politiques en jugeant certains contacts « essentiels » et d’autres pas, sans prendre en compte l’impact psychologique et humain de ces décisions. Un corps qui se fait aussi particulièrement oublier à l’heure de l’(hyper)utilisation des nouvelles technologies informatiques.

Cet ethnocentrisme s’observe dans d’autres régions du monde. Cette volonté de calquer un mode de pensée dans d’autres environnements n’est pourtant pas sans incidence. En interdisant la chasse aux phoques chez les Inuit·es, c’est non seulement une pratique ancestrale qui se trouve effacée mais aussi une alimentation adaptée à son écosystème. Si la chasse est globalement devenue un loisir en Europe, c’est surtout une pratique de survie pour de nombreuses autres régions du monde. Chez les Inuit·es, l’impossibilité de cultiver les force ainsi à délaisser leurs terres pour migrer vers des régions plus tempérées, laissant libre cours aux industriels d’exploiter les ressources fossiles, comme le souligne la réalisatrice Alethea Arnaquq-Baril dans son excellent documentaire Inuk en colère (2016). 

De la même manière, les denrées importées sont vendues à un prix exorbitant, ce qui plonge ces populations dans une profonde précarité. Manger bio ou sainement, être végétarien ou vegan, reste donc un privilège. Et au-delà de l’évident bon sens qu’il implique, il peut aussi revêtir une dimension romantique et renforcer une véritable rupture de classe, surtout dans des sociétés qui n’y sont pas adaptées. Car pour reprendre les mots de Dorothy Allison : « L’horreur de la hiérarchisation en classes, du racisme et des préjugés, c’est que des personnes commencent à croire que la sécurité de leur famille et de leur communauté dépend de l’oppression des autres, que, pour que quelques-un·es puissent vivre bien, d’autres doivent voir leurs vies mutilées et violentées. »

Kenojuak Ashevak

Aujourd’hui, les techniques agricoles sont démesurées et la production alimentaire ne se fonde plus que sur l’apparence, amenant la disparition de légumes malgré leurs vertus. Ces technologies gigantesques ainsi que la plupart des pesticides utilisés sont le produits d’entreprises qui se sont enrichies pendant la Seconde Guerre mondiale : le laboratoire pharmaceutique Bayer, qui a absorbé en 2018 l’entreprise américaine Monsanto, a produit pendant la Seconde Guerre mondiale le Zyklon B, un puissant insecticide utilisé dans les chambres à gaz dans les camps de concentration nazi·es. Il a aussi synthétisé le polyuréthane et le polycarbonate, des plastiques que nous utilisons encore aujourd’hui. La guerre humaine est ainsi devenue une guerre contre la « nature ». 

Les campagnes et les champs, installés en périphérie des villes, se retrouvent ainsi exploités de manière extrême, tout en faisant face à des lois absurdes, encourageant de plus en plus à la monoculture malgré les dégâts que cela produit. Il ne s’agit plus de nourrir la population locale mais un marché mondialisé. D’après le Journal breton, une série de documentaires radiophoniques réalisée par Les Pieds sur terre, il y a 9 millions de porcs en Bretagne et seulement 3 millions d’habitant·es. Stimulé·es par les recommandations de compétitivité de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), les professionnel·les font face à un épuisement psychologique et économique malgré l’envie de perpétuer l’entreprise familiale et intergénérationnelle. Certain·es d’entre elleux se retrouvent ainsi à devoir disparaître légalement pour pouvoir mettre en place de nouveaux moyens de production, plus en lien avec les manières de faire ancestrales. Cela permet ainsi de respecter les animaux, l’environnement et (surtout) leur santé mentale. Des allers-retours permanents, qui soulignent finalement la dimension bel et bien cyclique qu’impose la société capitaliste, et qui forcent donc à retrouver dans le passé les solutions de l’avenir. Une même révolution qu’observe Agnès Varda dans son superbe film-documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), qui est encore si actuel.

Dans son essai La Terre des femmes (2020), la vétérinaire et poétesse María Sánchez souligne le fait que les femmes agricultrices souffrent encore trop souvent d’invisibilisation : considérée comme assistante ou venant en « aide à leur compagnon » (les campagnes restent aussi vues sous l’angle de l’hétéronormativité), elles ne possèdent pas de statut juridique pouvant les protéger. Si le cliché des hommes partant à la chasse et des femmes à la cueillette reste bien tenace, on observe qu’il s’oublie rapidement lorsqu’il s’agit d’en profiter (financièrement). C’est cette même amnésie qu’observent les autrices bell hooks dans Ne suis-je pas une femme ? (1981, 2015) et Deirdre English et Barbara Ehrenreich dans le pamphlet Fragiles ou contagieuses : Le pouvoir médical et le corps des femmes (1973, 2016) : lorsqu’il s’agit d’esclavagiser les Afro-Américaines dans les champs ou d’exploiter les femmes pauvres du milieu ouvrier, le discours entrepreneurial et médical ne tient plus compte de leur « si naturelle faiblesse ». La fragilité reste donc l’apanage des classes supérieures, en tout cas de celles qui possèdent le pouvoir de concrètement faire changer les choses.

Elsie Millon

Et pourtant, ce sont dans les champs que sont nés nos premiers chants. La musique y était un moyen de rythmer le geste, d’être en relation malgré le travail, de conter les histoires familiales et locales. C’est aux esclaves noir·es afroaméricain·es que l’on doit (entre autres) l’apparition de la soul, du gospel et du blues (qui donneront ensuite le jazz, rock, le hip-hop et beaucoup d’autres genres musicaux encore très actuels). La musique que nous appelons folklorique est le plus souvent issue des campagnes. Le chant était souvent guérisseur, un contact direct avec l’humain et le non-humain. Il permettait de créer un dialogue avec les animaux (comme c’est le cas de la briolée aux bœufs) ou accompagnait l’expérience spirituelle. La musique passe par le corps et existe pour le corps, elle est un tissu social et donc une peau. Elle partage le bouillonnement intérieur tout en faisant éclore les lumières profondes, rythmée par l’échange, le soutien et la transmission, carburant des sociétés humaines. 

Cette connaissance du feu – dont nous perdons aujourd’hui la maîtrise malgré nos nombreuses technologies –, ce sont les autochtones qui la détiennent, comme l’observe la philosophe Joëlle Zask. C’était aussi certainement le cas de nos ancêtres, lorsque les campagnes n’étaient pas délaissées. Un langage et un savoir que l’utilité de nos sociétés a pourtant voulu perdre par souci d’universalisme. Et si aujourd’hui les crises d’allergie et de peau sont si présentes (comme le raconte Émilie Mousset dans le numéro « Terre de feu » de la revue Jef Klak), c’est que nos volcans intérieurs parlent à travers nos peaux (et nos champs). Un corps qui reprend et impose finalement sa place, dans une société qui cherche pourtant à s’en libérer.

Alors avant que la terre déchante et pour redonner de la voix à nos propres champs de pensée, je vous partage 5 artistes ou pratiques musicales qui ont raconté le geste du champ ou son héritage, pour récolter encore un peu de douceur et fêter l’été. 


C’est dans une famille d’agriculteur·rices et musicien·nes afro-américain·es de Dawson, en Géorgie, que Mary Elizabeth Jones, plus connue sous le nom de Bessie Jones, grandit au début du XXe siècle. Par l’intermédiaire de son grand-père, un esclave affranchi, elle apprend les nombreux chants qui accompagnaient le travail des champs. Mariée et mère à 12 ans, elle décide de laisser son enfant à sa famille et prend son indépendance. Elle part en Floride et vit d’abord de petits boulots. C’est sur l’île de Saint-Simon, dans les Sea Islands, qu’elle rejoint la chorale des Spiritual Singers Society of Coastal Georgia, communauté qu’elle ne quittera pas hormis pour se rendre à New York. Elle y rejoint l’ethnomusicologue et musicien Alan Lomax afin d’enregistrer son histoire et ses chants. Cette volonté de transmission l’accompagnera toute sa vie puisqu’elle chantera beaucoup pour la jeune génération, pour témoigner de la tradition musicale, des contes, des danses et des jeux de la région où elle vit. Avec Bess Lomax Hawes, la sœur d’Alan Lomax, elle écrira un ouvrage Step It Down. Elle est aujourd’hui considérée commel’une des principales représentantes du blues et gospel afroaméricain. Une très chouette chronique d’Aliette de Laleu sur France Musique raconte son histoire. Angela Davis, dans Blues et Féminisme noir (1998), analyse plusieurs de ses textes qui non seulement témoignent de son indépendance à l’égard du mariage mais aussi des standarts dominants de la féminité, notamment en affirmant sa sexualité. Un extrait est à découvrir dans le numéro 15 de la revue Audimat.

Svitlana Nianio (Світлана Няньо), connue dans les années 1990 sous le nom de Svitlana Ohrimenko (Світлана Охріменко), est une musicienne ukrainienne qui a longtemps fait partie d’un collectif de musiques expérimentales de la scène alternative ukrainienne. Si l’on en sait très peu sur son histoire personnelle, on sait par contre que la culture catholique a eu une grande influence sur sa spiritualité et a nourri son intérêt pour les musiques traditionnelles. Formée au conservatoire de Kiev, elle a d’abord joué dans quelques groupes avant de se lancer en solitaire. Elle sort son premier disque, Kytytsi, en 1999 sur le petit label polonais Koka Records. Incapable de trouver des concerts, elle lance une tournée nommée « la musique que le monde ne voit pas » (Music The World Does Not See) avant de disparaître de la scène musicale. C’est dans les années 2010, suite à la réédition de certains de ses disques et le renouveau de la scène folk, qu’elle revient peu à peu au devant de la scène. Sur deux de ses disques, elle est accompagnée par son ami et collaborateur de longue date, Oleksandr Yurchenko. Figure importante de la scène musicale de Kiev, il a fondé la Novaya, un collectif d’artistes qui explore les sons de l’Ouest et de la tradition ukrainienne. Les enregistrements, terreux et bruts, accompagnent les chants de Svitlana Nianio qui, comme un oiseau, raconte (entre autres) les récits de la vie paysanne slave et la nature environnante.

Originaire de Dublin, en Irlande, Jennifer Walshe étudie au Royal Scottish Academy of Music and Drama et est docteure en composition de la Northwestern University. Plusieurs fois primées pour son travail, elle a déjà joué aux quatre coins du monde avec de nombreux orchestres. Chanteuse et improvisatrice, elle est réputée pour sa capacité à déconstruire les archétypes, sans manquer d’humour. En 2014, elle lance « Aisteach », un projet qui raconte l’histoire imaginaire de l’avant-garde musicale irlandaise. Elle produit un site, un livre et partage des compositions inventées sous les noms de musiciennes comme Mullen-White ou encore Sister Anselme O’Ceallaigh. Elle raconte ainsi l’histoire de ce qui n’a pas pu exister, suite au manque d’archives mais surtout à cause de la colonisation de l’Irlande par le Royaume-Uni.

Dans le documentaire sonore Vos gueules les mouettes, Rosa Moussaoui part à la rencontre de femmes immigrées du Maghreb. Porteuses d’un précieux héritage, transmis de mère en fille depuis des temps immémoriaux, ces femmes originaires de Kabylie ou d’autres régions du Maghreb se réunissent à Bagnolet pour chanter la poésie, la littérature orale et les chants rituels qui rythmaient la vie paysanne de leur région. Pour elleux, le chant était une affaire de femmes. Aujourd’hui encore, il est un moyen de retrouver de la force et faire face aux événements de la vie, la solitude, la douleur de l’exil, les difficultés conjugales et les blessures personnelles. Un documentaire sonore à écouter ici pour glaner quelques chants et se souvenir avec elles. À noter que « berbère » n’est pas le terme utilisé par celleux qu’il nomme. Le mot vient de « barbare » et est péjoratif, réduisant à un seul terme des cultures très variées et des populations très étendues. Il convient donc mieux d’utiliser la dénomination Amazigh et Kabyle puisque ces femmes sont originaires du Maroc. Et cela même si les communautés se nomment très souvent berbères par souci de facilité, afin d’être identifiée par les personnes occidentales.

En scandinavie, le yodel s’appelle Kulning. Tradition encore bien vivante, bien qu’en déclin, elle sert à communiquer à longue distance entre bergères et à appeler les animaux, comme c’est le cas de la briolée aux bœufs (dont je parle ici). Composé de syllabes lourdes de voyelles, il était généralement pratiqué par des femmes et résonnait contre les flancs des montagnes. Il pouvait aussi servir à effrayer les prédateurs. Transmis de génération en génération, il permettait aussi de reconnaître le bétail auquel il s’adressait et se distinguait en fonction des chèvres, des moutons ou des vaches. C’est dans les faböds, les chalets, petites laiteries et fermes situées entre les forêts suédoises et les montagnes norvégiennes, que ces bergères vivaient. Elles ont peu à peu disparu à cause des réformes agricoles et de l’industrialisation.

Merci à Solène Peynot, Yseult Gay et Antoine Pasqualini pour leur relecture et conseils.

La sélection musicale réalisée sur le même thème, à écouter sur Spotify ou sur Youtube.

Références :

  • Youness Bousenna dans l’article Faut-il en finir avec la nature à découvrir dans l’hors-série du magazine Socialter, hors-série n°9, 2020
  • Toni Morrison, L’Œil le plus bleu (1970)
  • Dorothy Allison, Peau, à propos de sexe, de classe et de littérature (Cambourakis, 2015)
  • Annie Ernaux, La Place (1983)
  • Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (2014)
  • Didier Eribon, Retour à Reims (2009)
  • Épisode #58 du podcast Kiffe ta race, « On ne naît pas Blanc·he, on le devient » avec Lilian Thuram – à propos de son livre La Pensée blanche (2020)
  • Alethea Arnaquq-Baril, Inuk en colère (2016)
  • Les Pieds sur terre, Journal breton (France Culture)
  • Agnès Varda, Les Glaneurs et la Glaneuse (2000)
  • María Sánchez, La Terre des femmes (2020)
  • bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? (1981, 2015)
  • Deirdre English et Barbara Ehrenreich, Fragiles ou contagieuses: Le pouvoir médical et le corps des femmes (1973, 2016)
  • Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (2019)
  • Émilie Mousset «  ”Il faut que je gratte pour que ça apparaisse »  » : Les maladies cutanées racontées par leurs hôtes » dans « Terre de feu » de la revue Jef Klak (2021)
  • Angela Davis, Blues et Féminisme noir (1998)

Laisser un commentaire