Rêver nos animalités

Un lien étroit, tissé depuis l’aube des temps entre l’humain·e et l’animal, se retrouve aux quatre coins du monde. Il témoigne d’une relation de respect, quasiment d’adelphité, et d’une sagesse partagée. À la fois alliés protecteurs et monstres sacrés, les animaux trouvent une place dans la plupart de nos contes et nous accompagnent depuis la plus petite enfance.

→ Cet article a été publié une première fois sur Karoo.

En latin, le mot animal signifie « être doué de vie » et renvoie au mot anima (« âme » ‒ « souffle » en grec), et animus (« cœur », « esprit »). Dans son essai Femmes qui courent avec les loups, la psychanalyste Clarissa Pinkola Estès raconte que de nombreuses religions anciennes, de l’Europe à l’Asie, étaient centrées sur le culte de la déesse et en particulier celle à trois têtes : Hécate, Baba Yaga, Mère Holle, Berchta, Artémis… Chacune d’elles sont accompagnées d’animaux. Dans certains cas, elles sont elles-mêmes hybrides (Sekhmet, Mélusine) ou ont le pouvoir de se transformer. Cette alliance souligne l’importante place des animaux, comme des végétaux d’ailleurs, dans la spiritualité. 

Hécate, statue antique d’Asie mineure, source inconnue

Lorsqu’il s’agit de nommer spontanément des animaux, nous sommes tenté·es de citer en premier les chasseurs, les prédateurs, plutôt que les proies, par un processus d’identification à l’humain·e. En Occident, ce sont d’ailleurs les animaux les plus « puissants », au sommet de la chaîne alimentaire, qui étaient les plus glorifiés, mais aussi les plus craints. Certains ont longtemps été associés au danger mais aussi pensés comme des ancêtres proches des humain·es. Dans le haut Moyen Âge, sous l’influence de la chrétienté, les animaux nocturnes sont associés au diable. L’ours, roi des forêts (et d’ailleurs associé à la féminité) comme le loup, sont volontairement dévalorisés et font tous deux face à un massacre de grande ampleur jusqu’à leur disparition complète au XXe siècle dans le nord de l’Europe et bien au-delà. Ils sont également remplacés par d’autres références. Le lion devient roi des animaux et figure de royauté, tandis que l’aigle est érigé en symbole de souveraineté et d’autorité. La plupart des blasons des grandes familles médiévales témoignent de cet avènement, emblèmes qui sont d’ailleurs encore très utilisés aujourd’hui, notamment comme logo de banque.

Le lion n’est pourtant pas indigène du nord de l’Europe et l’aigle pas aussi répandu que d’autres oiseaux. C’est par la bible, écrite en Orient, et par héritage de l’empire romain que la transition symbolique s’opère, d’après Pastoureau. L’union du lion avec l’aigle forme le griffon, lui aussi importé d’Asie, qui, fort de son invincibilité, est le gardien de tous les trésors. Véritables allégories vivantes mais exotiques, la plupart des lions étaient donc importés d’Asie mineure ou d’Afrique du Nord et servaient pour la mise en scène et les spectacles.

D’autres espèces animales, plus répandues, servaient aussi des objectifs bien précis : le cerf, érigé en symbole du bon chrétien, facilitait la chasse en devenant le gibier royal et princier par excellence. Le rapport à la chasse n’est pas anodin dans ces rapports de force et s’inscrit dans la continuité de la loi du plus fort. Selon celle-ci, une situation où une confrontation se résout par un rapport de force au profit d’une partie (individu ou groupe) et au détriment d’une autre. Ce processus serait la raison d’une sélection naturelle chez les êtres vivants. Faisant l’objet de vives analyses dans le champ des sciences sociales et présente depuis l’Antiquité chez plusieurs philosophes, cette loi est souvent attribuée au chercheur Charles Darwin. Ce dernier ne l’a pourtant jamais mentionnée dans son ouvrage l’Origine des Espèces (1859). D’après lui, la sélection naturelle suit la loi du plus adapté à son milieu, un procédé extrêmement lent : de bonnes conditions aident l’être vivant à se reproduire et en particulier la pression biotique (écosystème) et la pression abiotique (température, ensoleillement, etc). Malgré leur prudence, les théories de Darwin ne furent pas dénuées d’erreurs, faisant face à de nombreuses exceptions (comme en parle d’ailleurs cette très chouette série de podcast de La Série Documentaire sur les insectes).

C’est Herbert Spencer (1820-1903) qui sera le premier sociologue à appliquer la théorie de Darwin aux sociétés humaines, ce que l’on appelle (de manière contestée) le darwinisme social ou spencérisme (pour les partisan·es de ces théories). Marx de son côté l’aura également courtisé. Le contexte historique n’est pas anodin quant à ces récupérations idéologiques : la bourgeoisie industrielle y a trouvé beaucoup d’intérêt pour justifier le développement de leurs entreprises. En légitimant le progrès par la compétition, en clamant la supériorité de certains individus sur d’autres, êtres vivants ou non, et en faisant l’apologie de la vitesse comme outil de pouvoir et de domination, les bases du capitalisme pouvaient avoir une assise scientifique. Et la science a dès cette époque une aura quasi religieuse, ce qui n’est pas sans conséquence. Tout comme Descartes qui développait 200 ans plus tôt la théorie de l’animal-machine ‒ thèse selon laquelle le comportement des animaux est semblable aux mécanismes des machines ‒ une partie du monde scientifique et philosophique affirme les bases d’une société qui exploitent « les plus faibles », faiblesse qui jusqu’alors semble davantage se marquer socialement que physiquement. Dans le même temps associés au « sale », au « primitif », au « sauvage », et opposés à la définition même de « culture », les animaux perdent peu à peu de leur aura. 

Pourtant, aujourd’hui, nous (re)découvrons d’autres théories, parfois contemporaines ou plus anciennes, qui questionnent et offrent de nouvelles perceptions de cette « hiérarchisation sociale et naturelle ». La plupart d’entre elles défendent une vision plus holistique du vivant et soutiennent l’existence d’une forme d’entraide entre les différentes couches. La théorie de la symbiose, phénomène observé par la chercheuse Lynn Margulis en 1966  alors qu’elle est encore étudiante, et qui sera refusée par la communauté scientifique avant d’être reconnue dix ans après ‒ est désormais considérée comme étant à l’origine de la théorie de la vie multicellulaire. Le processus de symbiose défend l’existence d’une relation mutualiste entre deux organismes, bénéficiant de leur association et vivent ensemble, pour le meilleur comme pour le pire.

Une coopération qui serait au cœur même de l’organisation des êtres vivants. Dans son manifeste L’entraide, facteur d’évolution publié en 1902, le chercheur Pierre Kropotkine se base sur de multiples exemples d’animaux et déconstruit la vision individualiste de nos sociétés humaines. Les rats nourrissent leurs malades, les abeilles veillent au bien-être de la communauté et à la sécurité, les chevaux se protègent mutuellement du froid… Une pensée qui est également défendue dans le Manifeste des espèces compagnes (When species meet, 2003) de Donna Haraway, biologiste et historienne des sciences. Selon elle, ce n’est que dans notre relation à l’altérité, aux « êtres autres qui comptent », que nous pouvons nous définir. Notre existence dépend de notre capacité à vivre ensemble et pour cela, nous devons quitter notre position de domination anthropocentrée. Dans ce même sens, dans l’essai Ce que les bêtes nous apprennent de la politique, Brian Massumi, professeur retraité de l’université de Montréal, s’inspire de la pensée de la philosophe Elizabeth Grosz et estime qu’il devient nécessaire de placer la sympathie sur un pied d’égalité avec l’agressivité en tant que facteur déterminant dans l’ordre naturel. Il clame l’importance de la créativité plutôt que de la conformité dans l’adaptation aux contraintes de la vie. 

L’histoire et notre rapport aux « autres », sont colonisés. Quelles traces nous reste-t-il de celleux qui n’avaient pas le pouvoir ? En explorant les histoires des paysan·es, de nomades et de prolétaires, Pierre Kropotkine observe que ce qui unit la plupart d’entre elleux, c’est bien la lutte collective pour faire face aux différents défis posés par l’existence. Qu’il s’agisse des groupements de familles, de villages, rassemblés en confédération et qui réunissent parfois plusieurs dizaines de milliers de membres pour réclamer leurs droits, l’entraide est un facteur déterminant dans l’évolution humaine, comme animale. 

Ursula K. Le Guin

Axés sur le mental, l’objectivité, l’objectification et la rentabilité, ces manières d’être au monde ont bouleversé un équilibre pourtant nécessaire dans nos liens aux animaux, aux végétaux, à notre environnement et autres êtres humain·es. Chacun·e de ces auteur·rices nous invite donc à écrire une autre histoire, celle qui n’est pas écrite par les gagnant·es. Dans son essai “The Carrier Bag Theory of Fiction” (publié dans Danser au bord du monde (1989)) l’autrice et essayiste de science-fiction Ursula K. Le Guin évoque d’ailleurs la nécessité de ces contre-modèles aux narrations que l’on connaît, en particulier dans la littérature. Conçues selon des valeurs masculines de compétition, de tension, de lutte et de conflit, diffusée par la littérature courante indépendamment des genres, elle cherche à travers une courte histoire à faire entendre « ce qui se passe en réalité, ce que les gens font et ressentent réellement, les relations qu’ils tissent avec ce qui les entoure dans ce grand fourre-tout, ce ventre de l’univers, cette matrice des choses à venir, ce tombeau des choses qui ont été, cette histoire sans fin ».

Il n’empêche que parler au nom des animaux reste délicat. L’anthropomorphisme est l’une des grandes craintes de la communauté scientifique. Nous cherchons trop souvent à faire dire à l’animal ce qui nous arrange. Une question que se pose d’ailleurs l’autrice féministe Liv Stromquist dans I’m Every Woman (2018) : pourquoi avons-nous besoin d’animaux pour légitimer les comportements humains ? Qu’il s’agisse de la défense de la famille nucléaire, de l’homosexualité, de la fidélité, la défense d’un territoire pour une communauté ou la possibilité d’une maternité multiple, l’animal reste vécu dans le regard humain·e et à son service, entièrement gratuitement. 

L’animal nous invite pourtant le plus souvent à créer. Il stimule notre capacité d’empathie. Il nous montre comment nous pouvons imaginer, explorer, expérimenter, qu’il s’agisse de nos contes et nos légendes ou encore des nombreuses créations artistiques et religieuses. Une qualité que l’on prête à l’enfance, comme le dit si bien Baptiste Morizot, et qui est pourtant si précieuse. Un spectacle permanent qui n’est pas dénué d’humour : pour Vinciane Despret, à défaut de n’être que de la nécessité, les manières d’être des animaux pourraient aussi être du spectacle. L’urgence écologique actuelle nous amènerait même à nous demander s’il n’est pas temps, après tout, de laisser enfin les animaux tranquilles et de nous relier à nos propres animalités. Pour regarder, sans toucher ou posséder. Pour créer de nouvelles animalités. Pour devenir autre. Pour reprendre souffle. Et peut-être qu’à ce moment-là, en quittant nos propres projections, nous pourrions nous laisser surprendre et enfin les écouter. 

Les animaux ont nourri tant d’imaginaires qu’ils ont aussi été à l’origine de nombreuses créations musicales, soit dans l’enregistrement de ces sons préexistants soit dans la reproduction. Je souhaitais donc vous partager quelques musiciennes qui ont su s’inspirer de cette altérité pour en partager son inouïe beauté. 


Actrice et chanteuse italienne, Maria Monti a joué dans une trentaine de films et sorti une vingtaine de disques. C’est dans un cabaret qu’elle commence sa carrière artistique, au début des années 50, en chantant ses propres compositions. Elle rejoint alors la compagnie d’Ugo Tognazzi et Lauretta Masiero et fait ses premières apparitions à la télévision. Dans les années 60 et 70, elle enregistre plusieurs disques à la dimension politique et féministe assumée. Parmi eux, Le canzoni del no (1964, I dischi del sole) connaît le succès en Italie grâce au subversif morceau « La marcia della pace » (« La marche pour la paix »). Elle se consacre également à la chanson traditionnelle milanaise dans Memoria di Milano. C’est en 1974 qu’elle sort Il Bestiario, entre jazz et électronique minimaliste, et collabore avec Alvin Curran, Roberto Laneri & Steve Lacy. Ses textes, comme des poèmes, s’inspirent de différents animaux, clament la richesse de la nature et dénoncent, au passage, la corruption des puissants.

D’origine syrienne et allemande, installée à Brooklyn, Faten Kanaan est une artiste de musiques électroniques. Avec quatre albums à son actif, dont Foxes, sorti en 2018 sur Fire Records, et A Mythology of Circle en 2020, la compositrice explore la dimension cyclique, tant musicale que narrative. Inspirée par des formes cinématographiques, le disque oscille entre paysages terreux et rêveries nocturnes, à la rencontre de nombreuses figures de la nature et mythologiques. Les mélodies médiévales, quelques fois épiques, rencontrent les expérimentations électroniques, plus contemplatives, et laissent des traces aussi intrigantes qu’inspirantes. 

Diplômée en philologie germanique et spécialisée dans les études de performance à l’Université de Louvain, Myriam Van Imschoot a commencé sa carrière dans le journalisme avant de se consacrer à un doctorat sur l’improvisation dans les cultures de la spontanéité et de l’avant-garde d’après-guerre. Désormais installée à Bruxelles, elle a fait de la voix son principal médium artistique, qu’il s’agisse de vidéo, de performance ou d’installations sonores. Elle a fondé Sarma, un laboratoire de recherche expérimental dans le domaine de la danse, de la performance et au-delà. Elle y dirige une maison d’édition en lien avec l’oralité. Fascinée par les phénomènes de communication à longue distance, elle s’est intéressée au jodel et aux cris d’oiseaux. Dans What nature Says, elle se base sur des enregistrements que cinq performeurs reproduisent avec leurs voix. Elle y remet en question les notions d’humain, de nature et de machine. En novembre dernier, elle devait présenter au Kaaitheater sa performance New Polyphonies : polyphonies d’insecte avec l’ensemble vocal HYOID. Dans ce spectacle, elle s’est inspirée des marches pour le climat et des insectes pour explorer l’idée selon laquelle l’expérience de chaque individu peut potentiellement générer un tourbillon de sons. 

What Nature Says – Myriam Van Imschoot from HIROS on Vimeo.

Le briolage est un chant pratiqué par les laboureurs dans le Berry français. Sans paroles et composé d’onomatopées, il servait à guider et soutenir l’ardeur des bœufs de travail. Si la pratique a totalement disparu dès les années 1950, suite notamment à l’abandon de l’usage des bœufs de trait, des enregistrements sont parvenus jusqu’à nous grâce à Ferdinand Brunot tandis qu’il réalise une enquête phonographique dans la région pour reconstituer l’univers sonore de George Sand. Cette dernière en parle d’ailleurs dans la Mare au diable : « La note finale de chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussant systématiquement. Cela est sauvage mais le charme en est indicible. » 

Compositeur guatémaltèque originaire de Quetzaltenango, Jesús Castillo Monterroso (1877-1946) est le premier à avoir réuni et récolté la musique folklorique de son pays. Il en aura fait un opéra, Quiché Vinak, ainsi que des poèmes symphoniques. Ses œuvres explorent la mythologie maya, les légendes et les mythes du Popol Vuh. Dans Fiesta de Pàjaros, une symphonie de piano qui a maintes fois été réinterpretée, notamment au Marimba, il met en fête et en musique les oiseaux. Le Quetzal, espèce d’oiseaux aux grandes plumes vertes vénérée par les Mayas et devenu un véritable symbole national au Guatemala, se fait de plus en plus rare dans la région. Il aura également inspiré le dieu Quetzalcóatl (« serpent à plumes de quetzal »), chez les Aztèques (Mexique central). 

Et puis quelques lectures, aussi, qui éveillent cette pensée et qui sont nourrissantes : Croire aux fauves de Nastassja Martin, les Grands Cerfs de Claudie Hunzinger, Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estès, De pierres et d’os de Bérangère Cournut, la Frontière verte de Sarah Hall. 

J’étais l’invitée de l’émission « Midi Express : Rêvons nos animalités » de Leslie Doumerc et Flora Six du 5 février 2021 pour parler de cet article. Retrouvez le podcast ici.

Et la playlist créée spécialement sur cette thématique :

Références de cet article :

Clarissa Pinkola Estès, Femmes qui courent avec les loups (1989)
Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen âge (2011)
Charles Darwin, Origine des Espèces (1859)
La Série Documentaire, Des insectes et des hommes (2020)
Pierre Kropotkine, L’entraide, facteur d’évolution publié (1902)
Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes (When species meet, 2003)
Brian Massumi, Ce que les bêtes nous apprennent de la politique (2019)
Elizabeth Grosz, Volatile bodies (1994)
Ursula K. Le Guin, “The Carrier Bag Theory of Fiction” (publié dans Danser au bord du monde (1989))
Liv StrömquistI’m Every Woman (2018)
Baptiste Morizot, Pister les créatures fabuleuses (2019)
Vinciane Despret, Habiter en oiseau (2019)

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