Les forêts (en)chantées

Alors que nous sommes dans l’hivernation, que les plantes se reposent et les animaux aussi, je voulais raconter ces forêts enchantées qui nourrissent les imaginaires, ces abris où l’on chante sans écho. L’occasion de prendre un peu mieux racine et de se relier au vivant, dans toute sa diversité et sa complexité.

Photo de couverture © Joanna Conjeco

→ Cet article a été publié une première fois sur Karoo.

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À partir de ce 21 décembre, la course quotidienne du soleil s’allongera. Le solstice d’hiver prend place en cœur de la période « sombre » de l’année, celle où le jour est le plus court. Elle annonce le retour de la lumière et l’arbre symbolise le renouveau de la vie. Cette fête ancestrale est aujourd’hui associée à Noël mais ce ne fut pas toujours le cas : dès 354, le 24 décembre marquera la naissance du Christ. Il n’empêche que dans les deux cas, ce moment privilégie la fête, le partage, le rassemblement.

Si nous observons les cycles de saisons de manière très organisée, c’est pourtant dès l’hiver que les arbres s’apprêtent à s’éveiller. Au cœur de l’été, la sève commence déjà à redescendre et les arbres à se reposer. Chaque cycle intègre donc la phase suivante, qui souligne que les étapes ne sont pas aussi structurées qu’elles n’y paraissent — comme le raconte la chercheuse Hope Jahren dans Lab Girl, un livre qui retrace sa vie tout en partageant sa passion pour les végétaux. C’est au houx, d’un vert persistant mais aussi par le rouge de ses baies qui resplendit au moment où tout semble si dénudé, que nous associons cette saison. En anglais, on dit Holly, si proche du mot Holy (qui signifie sacré), mais c’est surtout à ses feuilles piquantes que l’arbre doit son nom en français, ainsi que son rôle protecteur. Il n’est pas le seul à symboliser cette période de l’année puisqu’on y retrouve aussi le buis, le laurier, l’if, le lierre, le genévrier, l’ajonc et le gui… Et le plus connu aujourd’hui, c’est bien évidemment le sapin.

Nommé « roi des forêts », le pin est très présent en Ardenne et dans nos régions. Il n’est pourtant pas une espèce endémique, au même titre que les épicéas ou les peupliers. Nos régions regorgent, par contre, de châtaigniers ou de chênes. La plupart des pins sont d’origine asiatique : la glaciation a contraint différentes espèces d’arbres à se réfugier dans de petites zones. La capacité d’adaptation du pin, à la fois à la sécheresse et au froid, ainsi que sa saison végétative très courte, en ont fait l’une des populations principales des forêts boréales et subalpines (dans la taïga, par exemple). La plupart des espèces que nous rencontrons aujourd’hui dans nos forêts ont donc été importées d’Asie. Ce continent connaît une plus grande diversité de végétaux par le fait qu’il a moins été touchés par les effets de la glaciation. 

Le sapin est devenu un véritable objet de consommation. Chaque année, afin de protéger les bois des coupes sauvages, des plantations destinées à répondre à la demande sont créées. C’est un arbre très facile à exploiter : parce qu’il pousse de manière droite et qu’il est résistant (aux champignons notamment). Cela a contribué à transformer nos forêts et le paysage de nos régions. Là où, par le passé, les différentes espèces cohabitaient de manière diversifiée et, ainsi, s’entraidaient, nous connaissons désormais des forêts rectilignes et organisées par l’homme — laissant, notamment, la possibilité aux machines d’y circuler. Cela n’est pas sans effet : le pin acidifie les sols et fragilise la biodiversité. 

Nos légendes mettent très souvent en scène les forêts qui hébergent toutes sortes d’êtres magiques, tels que les sorcières, accompagnées par un imaginaire de fascination et de peur. Comme Baba Yaga, l’ogresse russe qui terrifie quiconque s’approche d’elle, la sorcière ne semble ne devoir rien à personne. Robert Harrison évoque dans Forêts : essai sur l’imaginaire occidental cet espace si craint : « On appelait souvent les forêts Locus Neminis, lieu n’appartenant à personne. (…) La cité et la forêt étaient donc ainsi rigoureusement opposées l’une à l’autre. Dans la forêt, on n’était personne. » Pas étonnant donc qu’elle ait été le refuge de Robin des bois et des enfants perdus — ou, plus contemporains, des ZADs. Les loups, les sangliers et les ours ont contribué pendant longtemps à en faire une zone dangereuse pour l’homme mais aussi de pouvoir, devenant cible de la chasse. La plupart de ces animaux sont d’ailleurs devenus nocturnes pour échapper à la présence humaine.

image : Baba Yaga, Ivan Bilibine

C’est donc, en soi, un espace qui résiste tant bien que mal au contrôle et à l’exploitation. La disparition des forêts dites « sauvages » prend place depuis l’antiquité et s’est accélérée dès la fin du Moyen-Âge, en particulier au moment de l’apparition du capitalisme. Ce dernier renforce aussi la rentabilité des choses et l’objectification des animaux et des individus. C’est aussi l’époque des Lumières — contemporaine de la chasse aux sorcières — et la fondement de la philosophie moderne dont Descartes est l’un des principaux représentants. « Descartes pensait trouver le chemin menant hors de la forêt du hasard et de la confusion en suivant la ligne droite de la méthode » (Harrison, 1992). Un discours qui nourrira la mécanisation de nos sociétés, quittant définitivement la dimension mystique et mystérieuse entretenue par les païen·nes comme les chrétien·nes. Une pensée qui contribuera aussi au renforcement du racisme, du classisme, du sexisme, du validisme, et d’une pensée profondément anti-écologique.

Si la forêt efface l’identité, elle laisse place à la liberté et la dépossession. Un imaginaire qui n’est pas dénué de fantasmes. Le succès actuel des livres faisant l’éloge du retour à la nature en témoigne. Les forêts de nos régions sont si peu sauvages et nous sommes si habitué·es au confort moderne que nous serions bien démuni·es s’il nous fallait y réfléchir plus activement. Les logiques sociales et normées dans lesquelles nous sommes ancré·es nous empêchent très souvent de faire preuve d’innovation — même dans des projets « décroissants » et révolutionnaires, les mêmes hiérarchies stéréotypées se reconstruisent. La liberté, comme la nature ou le sauvage, sont autant de concepts qui en plus d’être très connotés rencontrent rapidement de nombreuses limites. Romantisme exacerbé, idéalisme déconnecté, mystification d’événements anodins, ils traînent derrière eux un passé bien compliqué, comme en témoigne le mythe du « bon sauvage ». 

Aujourd’hui, la plupart des zones dites « sauvages » sont d’ailleurs construites par l’humain : l’historien de l’environnement William Cronon dans son passionnant recueil d’essais Nature et récits essais d’histoire environnementale raconte que la plupart des réserves naturelles créées aux États-Unis dès la fin du XIXe siècle, de par l’influence d’Henry Thoreau, sont en réalité des espaces très contrôlés par l’homme. Les instigateurs ont notamment forcé les populations autochtones à quitter leurs lieux de vie pour « préserver » la nature et aujourd’hui laisser place aux touristes. C’est le cas des États-Unis mais pas que : la célèbre forêt magique de Brocéliande, en Bretagne, ou plus proche, les Ardennes, sont autant de forêts (ré)inventées. Il n’existe pratiquement pas d’endroit dans le monde où l’humain·e n’a pas mis les pieds et de ce fait exploité de forêts avant d’en avoir fait un territoire de chasse.

Image : Valérie Hammond

Malgré tout, c’est aussi ce romantisme et cette poésie qui ont permis à de nombreuses traces végétales et humaines de persister malgré les tentatives d’effacement. Dans mon précédent article sur les musiciennes bretonnes, je racontais que c’est à l’époque romantique que les premiers chants ont été collectés, et grâce à cela que la langue a aussi pu persister et avec elle une certaine manière de voir le monde. Un idéalisme qui motive aussi l’émergence de luttes et de résistances particulièrement inspirantes et nécessaires. Ce qu’il y a derrière le mot nature, c’est aussi les nombreuses plantes qui poussent dans nos villes, puissantes de leur détermination à s’infiltrer dans le béton. Après tout, et comme Donna Haraway l’explique si bien dans son Manifeste cyborg, nous sommes aujourd’hui des êtres technologiques, de par notre consommation médicamenteuse ou encore notre utilisation quotidienne de ces outils.

À côté de l’idéal, nourricier de nombreuses impulsions, il y a aussi la capacité de nombreuses forêts à résister, à se développer et se relier. Qu’il s’agisse d’un romantisme conscient ou non, cette expérience sensible du monde et de l’environnement reste précieuse et enrichissante. Informée, elle devient plus riche et pertinente d’autant plus si elle conscientise les conceptions réalistes ou non qu’elle invoque. 

Et puis il fait aussi bon de se promener dans sa propre forêt, de partir à la rencontre de ce  dont on se cache, de ce que l’on refuse de voir à l’intérieur de soi. Devenir composte et humus, pour nourrir autant qu’être nourri. Pour prendre soin de notre environnement mais aussi de nos paysages intérieurs. Une introspection à laquelle l’hiver nous invite pour sortir transformé·e. Rencontrer nos plantes, rivières et pierres intérieures, celles qui nous aident à guérir, sans pour autant vouloir à tout prix les posséder. Éprouver l’altérité, au détour d’un arbre, lorsqu’un animal sauvage croise notre chemin. Peut-être nous-mêmes devenir arbres, cohabiter et prendre racine au sein d’une multiplicité d’autres espèces vivantes. Pour pister des créatures fabuleuses (d’après les beaux mots de Baptiste Morizot que je vous conseille plus que vivement) qui éveillent autant qu’elles étonnent. Et puis surtout se reposer encore un peu pour mieux éclore lorsqu’on y sera autorisé·es. 


Avec cette sélection, je voulais raconter ces présences millénaires qui nous donnent du souffle. Des voix qui entraînent au voyage intérieur grâce à l’extérieur. Et afin d’éviter que notre corps devienne lui aussi un territoire de chasse et d’exploitation, j’espère que cette sélection musicale vous aidera à devenir un peu plus forêt aujourd’hui. 

Originaire de São Paulo, élevée dans une famille de musicien·nes, Priscilla Ermel est réalisatrice et anthropologue. Le paysage musical classique, en particulier européen, la détournera de la musique et c’est en partant à la rencontre de populations indigènes au Brésil qu’elle composera les morceaux de Origens de la luz (2020). Compositrice oubliée, c’est grâce au label Music From Memory, qui a recueilli et réuni ses compositions, qu’elle a refait surface. Enregistrés entre 1986 et 1994, ils frappent par leur hétérogénéité : glanant à la fois des voix et des chants aborigènes d’Amazonie, des ambiances de la forêt, des mélodies d’influence asiatique (elle s’est formée au Tai-Chi auprès du célèbre maître taoïste Liu Pai Lin) mêlée à de l’électronique… Ou encore ses berceuses et morceaux acoustiques, joués au violoncelle ou à la guitare. Une musique qui se fait narrative, où l’humain et la nature sont omniprésentes. Origens de la luz donne à entendre une sorte de chaos harmonieux, d’une beauté et d’une étrangeté fascinante. 

Originaire de Londres, Mileece Abson pratique la musique dès son plus jeune âge, d’abord par le violon et le synthétiseur. Sa vie, relativement nomade, la sensibilise très rapidement à l’impact de l’homme sur la nature. Elle s’est d’abord formée en sciences et économie de l’environnement et en réalisation documentaire avant d’étudier le son et l’art sonore. Elle compose son premier EP Formations (2003) (sorti chez Lo Recordings) avec des plantes et s’inspire des cycles naturels de développement de la nature. Les sonorités sont à la fois électroniques et acoustiques, elle créera des instruments sur mesure pour l’occasion. Elle cherche à rendre visible le processus de composition et compréhensible par tou·tes. À part à l’occasion d’une compilation du label Planet Mu sorti en 2006, Sacred Symbols of Mu, elle n’a plus jamais sorti de morceaux. Elle s’exprime plutôt par le biais d’installations sonores, comme le Sonic Garden au Sonos Studio LA, qui utilise un système interactif créé pour l’occasion, le Sonos Smart System où le public peut toucher des plantes. Elle figure dans le documentaire Microfemininewarfare : exploring sound in electronic music sorti en 2016, aux côtés de Mira Calix, Vaccine, Rucyl et d’autres artistes.

Plus contemporaine et locale, il y a l’artiste Pauline Miko qui fait de la musique avec des plantes avec son projet « Pluies ».

Musicienne expérimentale installée à Tokyo, Atsuko Hatano s’accompagne le plus souvent de cordes, improvisées ou non, et d’instruments électroniques. Sa musique contemplative, intense et ensorcelante, témoigne de sa maîtrise des ambiances cinématographiques. Avec quatre albums solo à son actif, Bleeding Heart (2019), Cells #2 (2018), Maria (2013), et Water for 13 (2011), dont la plupart sont sortis en numérique sur le label belge Off Records, elle a également collaboré avec de nombreux·ses musicien·nes renommé·es, notamment pour Chiral (2019) avec Anzu Suhara dans le projet Triola ou Midori Hirano. Atsuko Hatano est également une grande passionnée de nature et en particulier de champignons, comme en témoignent son compte Instagram et certaines de ses pochettes de disque

Originaire des forêts du sud de la République centrafricaine et du nord de la République démocratique du Congo, Aka (ou Akka) est une population nomade composée de 200 000 individu·es. Leur pratique musicale, omniprésente dans le quotidien, est polyphonique (à 4 voix ou 5 voix). Elle est maîtrisée par tou·tes les membres de la communauté, dès le plus jeune âge, malgré sa complexité. Elle se transmet oralement, laissant place à la spontanéité et à l’improvisation de chacun·e. Elle accompagne l’inauguration de campements, les sorties de chasse, les naissances et/ou funérailles. Elle raconte le patrimoine et les bases fondatrices de la cohésion de la communauté. Elle rappelle certaines techniques occidentales, comme le jodel, et a inspiré de nombreux compositeurs occidentaux contemporains (György Ligeti, Steve Reich, Pierre-Laurent Aimard ou encore Aka Moon, pour ne pas les citer). Leur tradition orale et musicale a été inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 2003, malgré la raréfaction des forêts dans la région, dévastée par le modernisme et l’exploitation des ressources locales. Petite anecdote, mais pas des moindres : les pères Akas ont été élus « meilleurs pères du monde » selon une étude. Les couples sont généralement égalitaires, dans le partage des tâches quotidiennes notamment. 

Les Akas sont des pygmé·es, aussi appelés « Peuple des forêts ». Ces peuples sont présents en Afrique mais également en Amérique latine, dans les forêts équatoriales, ce qui en fait un terme très englobant : il réunit de nombreuses cultures pourtant très diverses, de chasseurs comme de cueilleurs, un amalgame qui a bien évidemment des conséquences politiques

La playlist de cet article :

Références de l’article :

Hope Jahren, Lab Girl (2016)
Robert HarrisonForêts : essai sur l’imaginaire occidental (1992)
William CrononNature et récits essais d’histoire environnementale (2016)
Donna Haraway, Manifeste Cyborg (1985)
Baptiste Morizot, Pister des créatures fabuleuses (2019)

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