Musiciennes bretonnes : le chant vivant

Après m’être penchée sur le parcours de musiciennes folk, l’histoire de la musique folk comme (ré)appropriation culturelle d’anciens et de nouveaux récits, l’automne arrivant m’amène à poursuivre ce cheminement à la (re)découverte d’un répertoire musical traditionnel.

→ Cet article a été publié une première fois sur Karoo.

Cela part d’abord d’une envie, celle d’explorer la pratique du chant acoustique, son lien avec le corps et sa dimension de soin, pour soi et les autres. Celle, également, de se lier aux autres et à notre environnement : l’oralité du chant, accessible à presque toustes, est à la fois un moyen de se raconter mais aussi de transmettre la mémoire et à travers elles la possibilité de construire des alternatives.

Longtemps, nos yeux étaient tournés vers d’autres continents, dans une forme de fascination exotique, souvent en lien avec l’ethnologie, auprès de cultures autochtones, asiatiques, africaines… De par la richesse des sonorités musicales qu’elles apportent (et richesse dans tous les sens du terme) mais également leur mystère langagier. Mais aussi parce que ces cultures avaient cet ancrage très puissant, à la fois dans la nature environnante et dans leur histoire ancestrale, transpirant de poésie et de magie. Mais ces fascinations ne sont pas dénuées de politique, comme en témoigne l’appropriation culturelle. Il a alors été question de regarder plus près de soi, d’interroger nos propres pratiques. Et évidemment l’une des premières, à la fois proche et reculée, était la Bretagne.

Madame Bertrand tenant son petit-fils Guy sur ses genoux, à Canihuel en 1935. Coll. Simon Bertrand

D’abord, il y a une langue : le breton. Une histoire de répression, d’oubli, d’effacement et puis aussi de résistance. Le breton n’a à l’origine aucun lien avec le latin, c’est une langue celtique brittonique qui prend ses origines en Écosse actuelle. Dès l’Antiquité, les migrations, nombreuses et diversifiées, peuplent les territoires de l’Armorique (situé entre la Loire et la Seine) et mènent à la rencontre de cette langue avec le gaulois, lui aussi d’origine celtique et dont l’oralité est prédominante. Chacune privilégient la mémoire comme moyen de transmission et, à l’écrit, mêlent le grec, le latin ou encore l’étrusque. 

C’est au Moyen-Âge que le breton devient la langue propre à la Bretagne armoricaine bien que le français soit de plus en plus utilisé parmi les élites et pour l’administration. Dès lors, la construction de la « République une et indivisible » entraîne peu à peu  l’effacement du breton. Une bulle de résistance se forme au XIXe siècle, avec le romantisme, et commence alors le recueil de chants traditionnels. Mais ce n’est pas sans compter les campagnes très actives, notamment auprès des églises, qui visent à interdire les langues régionales dans les cultes religieux jusqu’à une interdiction complète au XXe siècle, ne laissant à la langue bretonne que sa simple et fragile oralité familiale. 

Depuis 2000, la région reprend peu à peu contact avec sa langue, notamment après plusieurs initiatives de promotion et de revitalisation. De nombreuses oppositions se vivent entre d’un côté les partisans d’un breton dit « populaire » et les partisans d’une langue « purifiée ». Car la Bretagne, c’est aussi une très grande région, faites de patois différents, de modes de vie parfois opposés (entre la Bretagne des terres ou la Bretagne des mers, par exemple) mais aussi, évidemment, des strates sociales que (presque) tout oppose. Si aujourd’hui cette histoire très particulière fascine, elle reste néanmoins assez floue et n’est jamais loin d’une forme de nationalisme et d’idéalisme, comme en témoignent d’ailleurs certains détails historiques comme celui de la création du drapeau breton dans les années 1930. 

Aujourd’hui, le breton est reconnu par l’Unesco comme étant un patrimoine en voie de disparition. Pourtant, c’est bien grâce à la musique qu’il reste vivace (comme cela est raconté dans cet épisode de La série Documentaire sur France Culture). Avec le revival folk/trad des années 1970, des artistes comme Alan Stivell,  Auvergnat d’origine, popularise les sonorités et le parlé de la région. Ouverte aux quatre vents, la musique bretonne accueille également des influences extérieures tout en gardant un ancrage traditionnel très fort (Erik Marchand et Titi Robin avec « Chanson bretonne » de l’album Chants du Centre-bretagne).

Il existe en Bretagne deux types de chants traditionnels : le Gwerz Penmarc’h, chant marin qui fait référence au récit d’un naufrage de manière détaillée, qui peut être légendaire ou historique, et le Kan ha diskan, chant / contre chant qui se pratique comme une sorte de chevauchement et que l’on pourrait rapprocher du canon. Les chants accompagnent chaque moment de la journée, les moments de fête (« fest deiz » le jour, « fest noz » la nuit), racontent les récits des marins, bercent les enfants, accompagnent les moutons et les rites religieux… Et témoignent à travers eux du quotidien des habitant·es de ces régions. Aliette de Laleu en parle d’ailleurs très bien dans sa chronique sur France Culture (à écouter absolument !).

Si l’on a accès à de nombreuses traces aujourd’hui de ces voix, c’est en grande partie grâce à Claudine Mazéas (1926-2018). À l’aide d’un magnétophone prêté, elle commencera par enregistrer sa voisine Julienne Juguet du Faouët  en 1957 puis Marie-Josèphe Bertrand et beaucoup d’autres artistes de sa région. Car les femmes ont une place très particulière dans la culture bretonne. L’absence des hommes, partis en mer ou à la guerre, les amènent souvent à gérer le quotidien, ce qui confère à la région une forme d’organisation matriarcale, même si les faits semblent prêter plutôt à la légende qu’à la réalité. Quoi qu’il est en soi, la région n’échappe pas au patriarcat et un travail de visibilisation des musiciennes reste nécessaire. Le festival Musiciennes à Ouessant, organisé par la pianiste Lydia Jardon, cherche justement à y contribuer.

Je vais vous présenter une sélection de ces musiciennes bretonnes, certaines d’entre elles ont fait l’histoire musicale de la région tandis que d’autres contribuent encore à nourrir cet héritage précieux et vivant. 


Marie-Josèphe Bertrand (1886-1970), mieux connue sous le nom de Madame Bertrand de Canihuel en Pays Fañch, grandit dans une famille paysannes très pauvre. Le chant tient une place prédominante dans son quotidien : ses parents sont chanteur·euses et la musique guide la vie, la danse, la marche et le travail. Cela l’amène à se produire à l’occasion de fêtes locales, accompagnée sur scène par son père ou ses sœurs. Dès son mariage, elle vit au milieu des bois dans une hêtraie, de manière rudimentaire, et apprend à connaître les plantes médicinales, exerçant en tant que guérisseuse. Elle sera enregistrée pour la première fois dans les années 60, à peine quelques années avant sa mort, et laissera entendre une voix puissante, vivante et magique.

Originaire de Lesneven, dans le Léon, Eliane Pronost (1933-2007) est l’une des voix les plus emblématiques de Bretagne. Bien qu’elle pratique le chant depuis son enfance, d’abord poussée par son père qui l’inscrit dans la chorale locale, c’est le métier d’infirmière en pédopsychiatrie qu’Eliane Pronost exerce, à Rennes puis à Goulven. Pourtant le chant ne la quittera jamais. D’abord à l’occasion de quelques disques sur le label Mouez Breiz, et puis surtout suite à sa rencontre avec l’abbé Roger Abjean et la création du Quatuor du Léon qui marquent le début d’une carrière reconnue dans la musique. Elle signe ainsi une soixantaine de disques et de nombreux concerts dans la région et ailleurs, principalement dans des églises et des chapelles. La douceur de sa voix, souvent accompagnée d’un orgue, frappe par sa simplicité et sa luminosité et lui donnera le surnom de « la chanteuse à la voix pure ». 

Maryvonne (1900-1983), Eugénie (1909-2003) et Anastasie Goadec (1913-1998), connues sous le nom des sœurs Goadec, sont originaires du Treffrin, en Côtes-d’Armor. Le chant, c’est en famille qu’il se pratique : d’abord au quotidien avec leur mère et leur père, et puis sur scène accompagnées de leurs deux autres sœurs : Louise (1903-1964) et Ernestine (1911-1964). Si les mariages les séparent dans un premier temps, ce n’est que temporaire puisque le grand retour des fest-noz les amènent à remonter sur scène dans les années 50. Bien qu’elles soient spécialisée dans la pratique du « chant à écouter », elles sont souvent sollicitées pour pratiquer des chants de danse. Elles inventent alors une nouvelle technique de kan ha diskan. Modestes, et pourtant extrêmement reconnues et réputées, elles contribuent à la pérennisation des chants traditionnels bretons et leurs voix et techniques musicales marqueront un grand nombre d’artistes.

Originaire de Bulat-Pestiven, dans les Côtes-d’Armor, c’est accompagnée par sa harpe celtique qu’Anne Auffret transmet l’héritage traditionnel de sa région, qu’il s’agisse de chants religieux ou profanes comme le gwerzioù (complaintes historiques ou légendaires). Elle sort son premier album Kanennou Santel en 1973 avant de collaborer avec un grand nombre de musicien·nes dont les harpistes Hoëla Barbedette et Muriel Desfontaine qu’elle a elle-même formées. Sa voix tremblante mais assurée accompagne parfois sa harpe mais la plupart du temps, c’est a capella qu’elle donne à entendre des paysages aussi doux que rocailleux. 

Le trio TEIR réunit trois des plus grandes solistes du chant traditionnel breton actuel : Annie Ebrel, Nolùen Le Buhé, Marthe Vassallo. À travers l’exploration du chant polyphonique a cappella, elles expérimentent la pratique du chant en compagnie de la compositrice Frédérique Lory. Leur spectacle, Teir, se concentre particulièrement sur les « chansons d’hommes » : elles y questionnent l’apparente présence des musiciennes qui, finalement, ne prennent la parole que pour parler des hommes, héros des récits contés, des chansons d’amour, des complaintes ou des récits de batailles, témoignant de ce fait d’une société corsetée et inégalitaire où les rôles sont bel et bien assignés. 

Cette sélection se poursuit sur Spotify et sans oublier les artistes Louise Ebrel, Mona Jaouen, Nolwenn Korbell, Gwenael Kerleo, Andrea Ar Gouilh, Kristen Noguès, Nicole van de Kerchove et toutes celles qu’il reste encore à (re)découvrir.

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