À une époque où la santé est au cœur de nos quotidiens, source d’inquiétude mais aussi révélatrice de nombreuses inégalités, il me semble essentiel de prendre un peu soin de nous.
Parmi toutes les voix recueillies et partagées depuis plusieurs articles, porteuses de savoirs, de joies, de nostalgies mais aussi de revendications et de changement, certaines d’entre elles ont souvent contribué à guérir mes peines et à nourrir mes réflexions. Alors, je souhaite prêter un peu plus attention à ces musiciennes, qu’elles soient enchanteresses ou désorceleuses.
→ Cet article a été publié une première fois sur Karoo.
On raconte que les périodes où l’industrialisation a été la plus violente ont été des moments propices à la réapparition de figures légendaires et « gothiques », telles que les vampires, les sorcier·es, les dragons… Comme si le romantisme se faisait remède d’une mécanisation de plus en plus forcée et agressive de nos existences. Pourtant, les contes et les légendes n’ont-elles pas été présentes de tout temps, ciment des civilisations et des cultures, reliant les êtres et les générations ? Expliquant l’inexplicable, rituel du quotidien et des cycles de vie, poésie du réel et de l’irréel, elles encouragent à nous relier à notre environnement et nos proches. Elles nourrissent ces connexions, transmettent des indications et bercent les plus jeunes comme les ancien·nes.
Ces histoires étaient d’ailleurs très souvent transmises par le chant. Reprises, répétées, réinventées, improvisées, elles racontaient le quotidien et partageaient les nouvelles. Si l’artiste nous apparaît aujourd’hui comme un·e individu isolé·e, ce n’est finalement que très récent. Jusqu’alors le collectif et l’anonymat prédominaient, loin des logiques de possession et d’appartenance. Souvent chantées et improvisées par des nomades, les trobairitz en langue d’oc ou les trouveresses en langue d’oï, ces chansons passaient de voix en voix. Instrument immatériel, échappant un instant au marqueur social et de sexe, le chant pouvait donc être approprié par chacun·e et, en particulier, les femmes.
À cela s’ajoutent d’autres considérations : issue du corps et transmise dès le plus jeune âge à travers les berceuses, sans parler de son pouvoir de guérison, la voix répond plus que jamais au stéréotype du « féminin » auquel on attribue les notions de corps, de nature, de maternité et de soin. Cette opposition entre « féminin » et « masculin » est d’ailleurs à la base de nombreuses pratiques magiques et s’inscrit spirituellement dans les principes du féminin sacré et du masculin sacré — le masculin serait solaire et du côté droit de notre corps, tandis que le féminin serait lunaire et du côté gauche. Pourtant, l’impact de cette pensée stéréotypée et essentialiste sur nos identités s’avère très souvent écrasante et excluante pour de nombreuses personnes (j’approfondis cette question dans un nouvel article à découvrir ici).
Je ne voudrais pas caricaturer ces pensées car elles sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. Cette distinction s’incarnerait davantage dans l’union, la complémentarité et l’équilibre que dans l’opposition, et s’inscrirait en chacun·e de nous. Harmonie qui s’avère être plus trouble, complexe et nuancée que ces concepts bruts et transfigurés par nos conceptions occidentales, celles-ci laissant entendre par exemple que le masculin est actif et le féminin passif. La figure de la sorcière est d’ailleurs au coeur de cette dichotomie et justement parce qu’elle s’en libère : elle incarne une femme libre, ne répondant pas aux critères stéréotypés du féminin, comme ceux de la jeunesse, l’émotivité, la dépendance, la douceur et la beauté. Elle exprime donc sa pleine potentialité, comme le décrit si justement Mona Chollet dans son essai Sorcières (Zones, 2018), inspiré de Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive (1998) de la chercheuse Silvia Federici.
La voix, lorsqu’elle est (ré)appropriée, affirmée, libérée de ses stigmates, devient elle aussi vectrice d’indépendance. Elle s’échappe du corps, vibre par la gorge et prend puissance grâce à l’air des poumons, ces derniers logés tout contre le cœur. L’un des premiers conseils donnés par les professeur·es de chant est de respirer par le ventre pour faire grandir l’impulsion, d’ancrer les pieds bien au sol pour stabiliser son corps, se grandir et s’ouvrir. En impliquant de cette manière le corps, elle le conscientise et le réveille. Tout comme les émotions (du latin e-movere, mettre en mouvement), un corps qui ne bouge pas, qui ne ressent pas, qui n’exprime rien, est un corps mort. Ces ondes traversent donc le corps dans son entièreté, qui devient un amplificateur. Elles le secouent, le font vibrer, il quitte le privé pour devenir public. Elle le rende acteur au sein de son environnement. Le chant stimule l’immunité en déployant sa pleine puissance et agit même sur les plantes, comme Meri Franco Lao en parle dans son essai Musique sorcière (1978). Il peut donc désorceler un corps endormi, écrasé, rompu et gelé sous l’influence d’un système individualiste, capitaliste et patriarcal.
Aujourd’hui, de nombreuses sorcières accueillent la dimension politique de leur pratique. Starhawk, notamment, écrit autant des essais que des ouvrages ésotériques — parmi eux Rêver l’obscur, Chroniques altermondialistes et Quel monde voulons-nous ? sont traduits et publiés dans la collection Sorcières de Cambourakis. Elle inspire d’ailleurs le travail de l’artiste Camille Ducellier. Dans Le Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018), elle propose, à travers un récit actif et créatif, de se libérer de ces nombreuses contraintes pour puiser dans nos propres potentialités. Elles montrent toutes les deux que la magie peut être un outil qui ne s’inscrit pas uniquement dans des normes écrasantes mais au contraire qui pousse à s’en délivrer, créer, se relier, trouver de la force en soi et autour de soi.
Elles encouragent aussi à se libérer des contraintes matérielles qu’imposent le monde actuel, comme celles de la consommation passive (médicamenteuse, notamment, mais aussi matérielle) et de questionner les logiques capitalistes dans lesquelles les pratiques magiques s’inscrivent (bien malheureusement) elles aussi. Certains outils sont produits dans des conditions inhumaines (absence de droits des travailleurs, voire même esclavagisme dans l’extraction des minerais et le trafic de pierres précieuses, par exemple), de problèmes environnementaux (surexploitation de certaines plantes rares, comme la sauge blanche) ou de spiritualité (appropriation culturelle de savoirs et pratiques ancestrales d’autres régions du monde qui sont récupérées de manière superficielle). Une pensée écoféministe qui nous encourage à regarder ce qu’il y a près de nous, en nous, et de quoi nous avons réellement besoin pour s’élever.
Magiques musiciennes
Alors pour cette sélection un peu particulière, je souhaitais présenter des sorcières, guérisseuses, magiciennes, qui utilisent leurs voix mais pas que. Il existe très peu d’archives et de traces de ces mémoires, en particulier dans nos régions. Encore aujourd’hui, le mot « sorcière » porte de nombreux stigmates et cette sélection reflète les limites géographiques et symboliques de ce statut. Et comme l’on parle de marge, la plupart d’entre elles ne sont pas sur Spotify. Malgré cela, il y a des airs qui prennent soin et je souhaitais en réunir certains d’entre eux. L’occasion, en plein cœur de l’automne, de se reposer et de se réparer.
Poétesse d’origine Creek, Joy Harjo est également scénariste, dramaturge, anthologiste, saxophoniste, chanteuse, compositrice et professeure d’université. Deux de ses ouvrages sont traduits en français, Crazy Brave (2012) et Carte pour le monde à venir (2019), où elle partage son parcours, son regard sur la société américaine et la place des Amérindien·nes au sein de celle-ci. Elle y partage les symboles et les expériences mystiques qui ont jalonné son chemin, témoins de sa profonde spiritualité. Avec cinq albums jazz à son actif, sa poésie jaillit et allume un feu intérieur auprès duquel il est bon de se blottir, s’éclairer et/ou s’embraser. C’est merveilleux de justesse et de puissance.
Hildegarde de Bingen (1098-1179) était la dixième enfant d’une famille noble rhénane. Dès ses 3 ans, elle exprime avoir vécu des expériences mystiques. Elle entre au couvent des bénédictines de Disibodenberg sous la tutelle de Jutta de Sponheim alors qu’elle est enfant. Elle remplacera son enseignante à sa mort, alors qu’elle a 38 ans, pour devenir abbesse. Elle consignera ses visions dans un ouvrage, le Scivias (du latin : sci vias Dei, « sache les voies de Dieu ») avant de fonder l’abbaye de Rupertsberg et d’Eibingen. Elle sera dès lors une femme très prisée, tant par les jeunes filles nobles qui souhaitaient rejoindre ses couvents (parce qu’elles y jouissaient probablement de davantage de liberté que si elles étaient mariées), que par les hautes autorités religieuses et politiques, qu’elle conseillera même diplomatiquement. Elle sera surtout très réputée pour ses connaissances médicinales, qu’elle enseignera et réunira dans des nombreux ouvrages, savoirs qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Elle a également composé un grand répertoire de chant religieux, la plupart écrits dans une langue qu’elle a elle-même inventée. Ses œuvres sont particulièrement bien conservées — ce qui est très rare pour une femme à cette époque — même si elle fut particulièrement décriée par d’autres religieux qui voyaient d’un mauvais œil ces espaces de liberté et d’expression laissés aux femmes.
Le film Les Filles au Moyen Âge, produit et réalisé par Hubert Viel en 2015, montre d’ailleurs une autre image des femmes en ces temps mal connus et (surtout) si mal interprétés.
Maria Sabina est l’une des guérisseuses les plus célèbres. Originaire du sud du Mexique, chez les mazatèque, sa pratique se fonde sur l’utilisation de champignons hallucinogènes dits enthéogènes (substance psychotrope qui induit un état modifié de conscience et qui est utilisée à des fins religieuses, spirituelles ou chamaniques), et par le biais de rituels appelés velada (veillées de guérison Mazatec). Ses visions et connaissances médicinales ont aidé et guéri un grand nombre de personnes de sa communauté. Elle y associait la danse, des incantations, des poèmes et des chants, dont certains seront réunis dans son livre La Sage aux champignons sacrés. Elle est l’une des chamanes les plus célèbres parce qu’elle a permis aux Occidentaux de participer à ses rituels. Elle devint une attraction touristique pour des amateur·rices de sensations fortes, au détriment de sa pratique ancestrale. Aliette de Laleu raconte cette histoire dans une chronique qui lui est dédiée.
« Sautez, dansez, chantez, pour que vous viviez plus heureux. Guéris-toi, avec un bel amour, et souviens-toi toujours… tu es le médicament ». La Sage aux champignons sacrés, 1979
D’origine coréenne mais installée aux États-Unis, l’artiste, autrice et musicienne queer Johanna Randall Reed, alias Joanna Hevda,a d’abord étudié l’astrophysique avant de se réorienter vers le design. Elle a depuis réalisé de nombreuses résidences pluridisciplinaires en lien avec sa pratique magique. Elle est à l’origine d’une théorie très intéressante et profondément anti-capitaliste, celle de la « fille malade » qui remet le corps au centre de la réflexion politique. D’après elle, « le corps et l’esprit sont sensibles et réactifs aux régimes d’oppression » et les maladies chroniques en sont un des principaux symptômes. Elle affirme que le corps « malade » et en particulier « dépressif » est un corps profondément résistant au sens politique du terme. Cela trouble donc complètement notre vision de l’activisme politique manifestant dans l’espace public. Sa théorie questionne aussi la relation docteur·e / patient·e, explore la question de la santé mentale et du handicap tout en proposant un regard décolonial et queer. Un travail éclairant, riche et brillant qui mérite d’être exploré dans toute sa complexité !
Issu·e d’une famille de musicien·nes installée à Reading, en Angleterre, Kate Fletcher se passionne pourtant pour la diplomatie. Ses rêves l’emmènent en France et en Espagne afin d’étudier les langues. Alors qu’elle tente d’entrer au ministère des Affaires étrangères, la crise économique l’empêche de trouver du travail et c’est de retour dans sa ville natale qu’elle reprend contact avec la musique de manière active, chantant sous les ponts pour gagner sa vie. Elle rejoint le groupe Epona tout en donnant des cours de chant et s’installe sur un bateau lorsqu’elle ne reprend pas régulièrement la route vers l’Espagne. Son premier album solo, Fruit (2007), avec Robert Harbron, s’inspire de musiques anciennes et médiévales. Elle pratique aujourd’hui la musicothérapie, soignant grâce à sa voix mais aussi d’autres instruments.
Il existe une autre Kate Fletcher, musicienne également, mais française celle-ci. Par la pratique de field recording et d’échantillonnage, mêlés à la puissance du violoncelle et de l’harmonium, elle propose un espace intime et magique qu’il est bon de découvrir également.
[7 septembre 2022 : J’ai apporté quelques modifications à cet article]
Voici la playlist composée spécialement pour l’occasion :
Références de cet article :
Mona Chollet, Sorcières (Zones, 2018) Silvia Federici, Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive (1998) Meri Franco Lao, Musique sorcière (1978) Starhawk, Rêver l’obscur, Chroniques altermondialistes (2019) Starhawk, Quel monde voulons-nous ? (2020) Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018)
À une époque où la santé est au cœur de nos quotidiens, source d’inquiétude mais aussi révélatrice de nombreuses inégalités, il me semble essentiel de prendre un peu soin de nous.
Parmi toutes les voix recueillies et partagées depuis plusieurs articles, porteuses de savoirs, de joies, de nostalgies mais aussi de revendications et de changement, certaines d’entre elles ont souvent contribué à guérir mes peines et à nourrir mes réflexions. Alors, je souhaite prêter un peu plus attention à ces musiciennes, qu’elles soient enchanteresses ou désorceleuses.
→ Cet article a été publié une première fois sur Karoo.
On raconte que les périodes où l’industrialisation a été la plus violente ont été des moments propices à la réapparition de figures légendaires et « gothiques », telles que les vampires, les sorcier·es, les dragons… Comme si le romantisme se faisait remède d’une mécanisation de plus en plus forcée et agressive de nos existences. Pourtant, les contes et les légendes n’ont-elles pas été présentes de tout temps, ciment des civilisations et des cultures, reliant les êtres et les générations ? Expliquant l’inexplicable, rituel du quotidien et des cycles de vie, poésie du réel et de l’irréel, elles encouragent à nous relier à notre environnement et nos proches. Elles nourrissent ces connexions, transmettent des indications et bercent les plus jeunes comme les ancien·nes.
Ces histoires étaient d’ailleurs très souvent transmises par le chant. Reprises, répétées, réinventées, improvisées, elles racontaient le quotidien et partageaient les nouvelles. Si l’artiste nous apparaît aujourd’hui comme un·e individu isolé·e, ce n’est finalement que très récent. Jusqu’alors le collectif et l’anonymat prédominaient, loin des logiques de possession et d’appartenance. Souvent chantées et improvisées par des nomades, les trobairitz en langue d’oc ou les trouveresses en langue d’oï, ces chansons passaient de voix en voix. Instrument immatériel, échappant un instant au marqueur social et de sexe, le chant pouvait donc être approprié par chacun·e et, en particulier, les femmes.
À cela s’ajoutent d’autres considérations : issue du corps et transmise dès le plus jeune âge à travers les berceuses, sans parler de son pouvoir de guérison, la voix répond plus que jamais au stéréotype du « féminin » auquel on attribue les notions de corps, de nature, de maternité et de soin. Cette opposition entre « féminin » et « masculin » est d’ailleurs à la base de nombreuses pratiques magiques et s’inscrit spirituellement dans les principes du féminin sacré et du masculin sacré — le masculin serait solaire et du côté droit de notre corps, tandis que le féminin serait lunaire et du côté gauche. Pourtant, l’impact de cette pensée stéréotypée et essentialiste sur nos identités s’avère très souvent écrasante et excluante pour de nombreuses personnes (j’approfondis cette question dans un nouvel article à découvrir ici).
Je ne voudrais pas caricaturer ces pensées car elles sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. Cette distinction s’incarnerait davantage dans l’union, la complémentarité et l’équilibre que dans l’opposition, et s’inscrirait en chacun·e de nous. Harmonie qui s’avère être plus trouble, complexe et nuancée que ces concepts bruts et transfigurés par nos conceptions occidentales, celles-ci laissant entendre par exemple que le masculin est actif et le féminin passif. La figure de la sorcière est d’ailleurs au coeur de cette dichotomie et justement parce qu’elle s’en libère : elle incarne une femme libre, ne répondant pas aux critères stéréotypés du féminin, comme ceux de la jeunesse, l’émotivité, la dépendance, la douceur et la beauté. Elle exprime donc sa pleine potentialité, comme le décrit si justement Mona Chollet dans son essai Sorcières (Zones, 2018), inspiré de Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive (1998) de la chercheuse Silvia Federici.
La voix, lorsqu’elle est (ré)appropriée, affirmée, libérée de ses stigmates, devient elle aussi vectrice d’indépendance. Elle s’échappe du corps, vibre par la gorge et prend puissance grâce à l’air des poumons, ces derniers logés tout contre le cœur. L’un des premiers conseils donnés par les professeur·es de chant est de respirer par le ventre pour faire grandir l’impulsion, d’ancrer les pieds bien au sol pour stabiliser son corps, se grandir et s’ouvrir. En impliquant de cette manière le corps, elle le conscientise et le réveille. Tout comme les émotions (du latin e-movere, mettre en mouvement), un corps qui ne bouge pas, qui ne ressent pas, qui n’exprime rien, est un corps mort. Ces ondes traversent donc le corps dans son entièreté, qui devient un amplificateur. Elles le secouent, le font vibrer, il quitte le privé pour devenir public. Elle le rende acteur au sein de son environnement. Le chant stimule l’immunité en déployant sa pleine puissance et agit même sur les plantes, comme Meri Franco Lao en parle dans son essai Musique sorcière (1978). Il peut donc désorceler un corps endormi, écrasé, rompu et gelé sous l’influence d’un système individualiste, capitaliste et patriarcal.
Aujourd’hui, de nombreuses sorcières accueillent la dimension politique de leur pratique. Starhawk, notamment, écrit autant des essais que des ouvrages ésotériques — parmi eux Rêver l’obscur, Chroniques altermondialistes et Quel monde voulons-nous ? sont traduits et publiés dans la collection Sorcières de Cambourakis. Elle inspire d’ailleurs le travail de l’artiste Camille Ducellier. Dans Le Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018), elle propose, à travers un récit actif et créatif, de se libérer de ces nombreuses contraintes pour puiser dans nos propres potentialités. Elles montrent toutes les deux que la magie peut être un outil qui ne s’inscrit pas uniquement dans des normes écrasantes mais au contraire qui pousse à s’en délivrer, créer, se relier, trouver de la force en soi et autour de soi.
Elles encouragent aussi à se libérer des contraintes matérielles qu’imposent le monde actuel, comme celles de la consommation passive (médicamenteuse, notamment, mais aussi matérielle) et de questionner les logiques capitalistes dans lesquelles les pratiques magiques s’inscrivent (bien malheureusement) elles aussi. Certains outils sont produits dans des conditions inhumaines (absence de droits des travailleurs, voire même esclavagisme dans l’extraction des minerais et le trafic de pierres précieuses, par exemple), de problèmes environnementaux (surexploitation de certaines plantes rares, comme la sauge blanche) ou de spiritualité (appropriation culturelle de savoirs et pratiques ancestrales d’autres régions du monde qui sont récupérées de manière superficielle). Une pensée écoféministe qui nous encourage à regarder ce qu’il y a près de nous, en nous, et de quoi nous avons réellement besoin pour s’élever.
Magiques musiciennes
Alors pour cette sélection un peu particulière, je souhaitais présenter des sorcières, guérisseuses, magiciennes, qui utilisent leurs voix mais pas que. Il existe très peu d’archives et de traces de ces mémoires, en particulier dans nos régions. Encore aujourd’hui, le mot « sorcière » porte de nombreux stigmates et cette sélection reflète les limites géographiques et symboliques de ce statut. Et comme l’on parle de marge, la plupart d’entre elles ne sont pas sur Spotify. Malgré cela, il y a des airs qui prennent soin et je souhaitais en réunir certains d’entre eux. L’occasion, en plein cœur de l’automne, de se reposer et de se réparer.
Poétesse d’origine Creek, Joy Harjo est également scénariste, dramaturge, anthologiste, saxophoniste, chanteuse, compositrice et professeure d’université. Deux de ses ouvrages sont traduits en français, Crazy Brave (2012) et Carte pour le monde à venir (2019), où elle partage son parcours, son regard sur la société américaine et la place des Amérindien·nes au sein de celle-ci. Elle y partage les symboles et les expériences mystiques qui ont jalonné son chemin, témoins de sa profonde spiritualité. Avec cinq albums jazz à son actif, sa poésie jaillit et allume un feu intérieur auprès duquel il est bon de se blottir, s’éclairer et/ou s’embraser. C’est merveilleux de justesse et de puissance.
Hildegarde de Bingen (1098-1179) était la dixième enfant d’une famille noble rhénane. Dès ses 3 ans, elle exprime avoir vécu des expériences mystiques. Elle entre au couvent des bénédictines de Disibodenberg sous la tutelle de Jutta de Sponheim alors qu’elle est enfant. Elle remplacera son enseignante à sa mort, alors qu’elle a 38 ans, pour devenir abbesse. Elle consignera ses visions dans un ouvrage, le Scivias (du latin : sci vias Dei, « sache les voies de Dieu ») avant de fonder l’abbaye de Rupertsberg et d’Eibingen. Elle sera dès lors une femme très prisée, tant par les jeunes filles nobles qui souhaitaient rejoindre ses couvents (parce qu’elles y jouissaient probablement de davantage de liberté que si elles étaient mariées), que par les hautes autorités religieuses et politiques, qu’elle conseillera même diplomatiquement. Elle sera surtout très réputée pour ses connaissances médicinales, qu’elle enseignera et réunira dans des nombreux ouvrages, savoirs qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Elle a également composé un grand répertoire de chant religieux, la plupart écrits dans une langue qu’elle a elle-même inventée. Ses œuvres sont particulièrement bien conservées — ce qui est très rare pour une femme à cette époque — même si elle fut particulièrement décriée par d’autres religieux qui voyaient d’un mauvais œil ces espaces de liberté et d’expression laissés aux femmes.
Le film Les Filles au Moyen Âge, produit et réalisé par Hubert Viel en 2015, montre d’ailleurs une autre image des femmes en ces temps mal connus et (surtout) si mal interprétés.
Maria Sabina est l’une des guérisseuses les plus célèbres. Originaire du sud du Mexique, chez les mazatèque, sa pratique se fonde sur l’utilisation de champignons hallucinogènes dits enthéogènes (substance psychotrope qui induit un état modifié de conscience et qui est utilisée à des fins religieuses, spirituelles ou chamaniques), et par le biais de rituels appelés velada (veillées de guérison Mazatec). Ses visions et connaissances médicinales ont aidé et guéri un grand nombre de personnes de sa communauté. Elle y associait la danse, des incantations, des poèmes et des chants, dont certains seront réunis dans son livre La Sage aux champignons sacrés. Elle est l’une des chamanes les plus célèbres parce qu’elle a permis aux Occidentaux de participer à ses rituels. Elle devint une attraction touristique pour des amateur·rices de sensations fortes, au détriment de sa pratique ancestrale. Aliette de Laleu raconte cette histoire dans une chronique qui lui est dédiée.
« Sautez, dansez, chantez, pour que vous viviez plus heureux. Guéris-toi, avec un bel amour, et souviens-toi toujours… tu es le médicament ». La Sage aux champignons sacrés, 1979
D’origine coréenne mais installée aux États-Unis, l’artiste, autrice et musicienne queer Johanna Randall Reed, alias Joanna Hevda, a d’abord étudié l’astrophysique avant de se réorienter vers le design. Elle a depuis réalisé de nombreuses résidences pluridisciplinaires en lien avec sa pratique magique. Elle est à l’origine d’une théorie très intéressante et profondément anti-capitaliste, celle de la « fille malade » qui remet le corps au centre de la réflexion politique. D’après elle, « le corps et l’esprit sont sensibles et réactifs aux régimes d’oppression » et les maladies chroniques en sont un des principaux symptômes. Elle affirme que le corps « malade » et en particulier « dépressif » est un corps profondément résistant au sens politique du terme. Cela trouble donc complètement notre vision de l’activisme politique manifestant dans l’espace public. Sa théorie questionne aussi la relation docteur·e / patient·e, explore la question de la santé mentale et du handicap tout en proposant un regard décolonial et queer. Un travail éclairant, riche et brillant qui mérite d’être exploré dans toute sa complexité !
Black Moon Lilith in Pisces in the 4th House (Teaser) from Johanna Hedva on Vimeo.
Issu·e d’une famille de musicien·nes installée à Reading, en Angleterre, Kate Fletcher se passionne pourtant pour la diplomatie. Ses rêves l’emmènent en France et en Espagne afin d’étudier les langues. Alors qu’elle tente d’entrer au ministère des Affaires étrangères, la crise économique l’empêche de trouver du travail et c’est de retour dans sa ville natale qu’elle reprend contact avec la musique de manière active, chantant sous les ponts pour gagner sa vie. Elle rejoint le groupe Epona tout en donnant des cours de chant et s’installe sur un bateau lorsqu’elle ne reprend pas régulièrement la route vers l’Espagne. Son premier album solo, Fruit (2007), avec Robert Harbron, s’inspire de musiques anciennes et médiévales. Elle pratique aujourd’hui la musicothérapie, soignant grâce à sa voix mais aussi d’autres instruments.
Il existe une autre Kate Fletcher, musicienne également, mais française celle-ci. Par la pratique de field recording et d’échantillonnage, mêlés à la puissance du violoncelle et de l’harmonium, elle propose un espace intime et magique qu’il est bon de découvrir également.
J’aurais aussi pu parler de Marie-Josèphe Bertrand, Alanis Obomsawin, Emmanuelle Parrenin, Sainkho Namtchylak, Eliane Radigue, Turid ou encore Tanya Tagaq et Myriam Pruvot, chacune sorcières, affirmées ou non, mais elles ont déjà fait l’objet d’un article précédemment. Quand je vous disais que le fil est tissé depuis longtemps…
Je vous invite aussi à découvrir le documentaire de Camille Ducellier sur la sonothérapie, cette chronique d’Aliette de Laleu sur les chants de guérison et celle sur les Sutartinė de Lituanie.
[7 septembre 2022 : J’ai apporté quelques modifications à cet article]
Voici la playlist composée spécialement pour l’occasion :
Références de cet article :
Mona Chollet, Sorcières (Zones, 2018)
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive (1998)
Meri Franco Lao, Musique sorcière (1978)
Starhawk, Rêver l’obscur, Chroniques altermondialistes (2019)
Starhawk, Quel monde voulons-nous ? (2020)
Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018)