Un monde de sens dessus dessous

Les sens dessinent dans notre conscience le monde qui nous entoure, dans un dialogue constant entre notre corps et l’environnement. Liés à l’intuition, ils font aussi appel à la mémoire, bien plus qu’à la logique. Ils sont de précieux stimulants et nourrissent notre plaisir et notre bien-être. En cette période de floraison, d’éclosion, où les chants des oiseaux et des grenouilles font frétiller nos feuilles, je vous propose de serpenter à travers nos sens.

L’illustration cet article est une peinture miniature sur vélin qui date du XVe siècle. Elle pourrait être dérivée du Rosarium Philosophorum d’Arnaldus de Villanova, XIIe-XIIIe siècle.

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Nous estimons qu’il existe cinq sens : la vue, l’ouïe, le goût, le toucher et l’odorat. Indépendants mais aussi complémentaires, les sens sont la traduction de stimulis. Ils sont donc étroitement liés à la communication non verbale et corporelle. Ce sont des capteurs précieux qui nous permettent de savoir si ce que nous voyons est réel (en touchant) et comestible (en goûtant ou en sentant). Ils assurent ainsi notre défense et nous signalent si un danger est imminent, comme l’évoque si bien l’expression « Je ne le sens pas ». Aristote (384-324 av. J.-C.) est le premier à les nommer, mais aussi à les limiter à cinq. Il postule que l’apprentissage des règles sociales est empirique, c’est-à-dire entièrement fondé sur les sens. Il s’oppose ainsi à son aîné Platon (428-348 av. J.-C.) et à sa théorie de la réminiscence. Pour ce dernier, la connaissance est innée. La vie ne serait qu’une forme de répétition et de redécouverte des expériences transportées par notre âme. D’autres sens sont aujourd’hui identifiés par la communauté scientifique, comme la proprioception (liée aux muscles, aux articulations et aux os), l’équilibrioception (le sens de l’équilibre qui nous permet de rester debout), la thermoception (l’aptitude à détecter la température) ou encore la nociception (une fonction défensive qui permet de réagir à ce qui menace l’intégrité de l’organisme).

Alexandra Duprez

Les sens organisent notre rapport au monde qui nous entoure. Ils sont vivement influencés par la culture dans laquelle ils s’inscrivent et à son langage. Pour les Inuit·es, il existe une vingtaine de mots pour qualifier les différentes teintes de blanc, ce qui est bien logique vu leur contact quotidien avec la neige ; là où nous n’en connaissons en français que quelques-unes. Le vocabulaire s’apprend dès l’enfance et influence notre perception de l’environnement où nous grandissons, lui offrant de la nuance. Il reste aussi soumis à notre appartenance sociale. Dans son récit La Femme et les Champignons, l’anthropologue Long Litt Woon raconte comment sa passion pour les champignons l’a aidée à traverser le deuil de la perte de son compagnon. Intriguée par les nombreuses manières d’identifier les odeurs et les goûts pour reconnaître ou savourer certaines espèces, elle décide de mener une étude du sujet. Elle observe alors que certains mots, comme « abricot », sont utilisés pour définir une perception alors qu’ils ne sont en fait pas comparables à la réalité. Il s’agit de véritables codes transmis et utilisés par les connaisseur·euses qui leur assurent un statut d’expert·es. Ce même phénomène s’observe dans le milieu du vin et de la gastronomie. Si le langage aide à percevoir les nuances, il permet aussi de créer une distinction qui ne s’opère pas qu’au niveau de l’expérience, mais surtout au niveau de la connaissance. C’est ainsi que la finesse se distingue du grossier, ne permettant pas à chacun·e de jouir des mêmes privilèges.

Les sens stimulent le désir et mènent à la jouissance sous toutes ses formes (émotionnelle, mentale et/ou sensuelle). Ces mécanismes ne sont pas toujours conscients. Le mot « érotisme » est issu du grec ancien ἐρωτικός, erôtikós (« de l’amour ») et s’apparente à ἐρωή, erôê (« précipitation »). Ce sont le désir, le plaisir et l’amour qui sont des moteurs, ils mettent le corps en mouvement. Un corps vivant est-il un corps qui sent ? Depuis l’Antiquité, de nombreuses philosophies et morales émergent et, pour donner un sens à la vie, se basent sur le rôle des sens, chacune allant de sa propre subtilité. L’hédonisme développé par Aristippe de Cyrène (Ve siècle av. J.-C.) se fonde sur la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance. L’épicurisme, porté par Épicure (IVe siècle av. J.-C.) puis plus tard par Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), postule que toute expérience est le résultat d’un toucher entre l’humain·e et le monde. La connaissance des « bons » plaisirs (c’est-à-dire naturels et nécessaires, donc vitaux) nous permet de nous émanciper de la crainte des dieux et de la mort. Ils mènent vers l’ataraxie, la tranquillité de l’esprit, au prix (contrairement à ce que ses détracteur·rices ont laissé croire) d’une certaine discipline (méditation, retraite, endurance, examen de conscience mais aussi grâce à l’amitié). Pour la plupart d’entre elleux, penser c’est sentir.

Päivi Hintsanen

D’autres s’opposent fermement à ces considérations qu’iels estiment matérialistes. La jouissance du corps, alors considéré comme une matière au même titre qu’un bien, une possession, est ainsi opposée à l’idée (l’idéalisme) et à l’esprit (le spiritualisme). Là aussi, les variations sont nombreuses : pour le stoïcisme, il s’agit d’éviter autant que possible les passions pour ne pas se laisser contrôler par le désir du plaisir ; pour le cynisme, il faut se contenter du minimum, de manière à ne souffrir d’aucun manque et de pouvoir facilement faire face aux situations les plus difficiles ; pour le scepticisme, nos sens nous mettent en erreur et nous empêchent de distinguer la vérité, il s’agit donc de faire preuve d’un grand esprit d’analyse. Si la plupart d’entre elleux laissent à chacune la liberté d’en juger, cette distinction entre la matière et l’esprit prendra davantage de place, le stoïcisme devenant progressivement la pensée la plus diffusée dans l’Empire romain, chrétien puis occidental. Elle se fonde en grande partie sur la pensée de Platon, pour qui la philosophie invite à s’extraire du monde sensible pour atteindre l’intelligible. D’après lui, l’inégalité de droit des humain·es, en nature, et la société sont à l’image de l’âme humaine, qui est séparée en trois parties : à la classe des producteur·rices (paysan·nes, commercant·es, artisan·es qui veillent aux besoins matériels de la cité) correspond le désir brut, sensible, primaire (la concupiscence) ; à la classe des gardien·nes (les protecteur·rices de la cité) revient le désir supérieur, le courage ; à la classe supérieure (les philosophes), l’intelligence. Pour la pensée chrétienne, le corps, ainsi soumis aux sens trompeurs, au plaisir et à la passion, devient peu à peu vecteur de péchés.

« Sens » vient du latin sensus, « percevoir par les sens », qui vient du verbe sentire, « sentir » mais aussi « savoir ». « Savoir » dérive de sapere, qui signifie « avoir de la saveur, du goût ». Homo sapiens est donc un·e humain·e qui a du goût mais aussi du savoir. Ces mots prendraient racine dans le terme indo-européen sen, « direction, chemin ». Les sens nous orientent. La plupart de nos organes sensoriels sont situés au niveau de la tête (les yeux, les oreilles, le nez et la bouche) mais cheminent dans notre corps tout entier. Elles sont ainsi vectrices d’émotions… et les émotions ne sont pas toujours contrôlables. Nous serions séparé·es en deux parties : la tête, siège du mental, de la logique, de la rationalité, serait supérieure au reste du corps, siège des émotions, des affects et de la matière. Aujourd’hui encore, le mental est survalorisé, et ce même si nous avons accès à une vision du monde et une connaissance de notre corps bien plus riches et complexes que celles d’antan. Depuis quelques dizaines d’années (oui, c’est récent !), nous parlons ainsi de premier cerveau, forçant le ventre à se satisfaire de la seconde place, alors qu’en réalité, le système nerveux de l’intestin est la première étape de développement que nous connaissons à l’état foetal. De la même manière, on suppose que c’est la découverte du feu, et donc la possibilité pour le corps d’investir moins d’énergie dans la digestion, qui a permis le développement du cerveau tel que nous le connaissons. Les sens sont considérés comme purs s’ils cheminent vers le haut (l’extase religieuse et la connaissance) et non pas vers le bas (la concupiscence).

Rithika Merchant

Cette conception dualiste fait écho à la scission de l’œuf que je vous racontais en avril dernier. Je me permets une petite répétition pour en approfondir le sens. Si le haut (le ciel – notre tête) est ainsi distingué du bas (la terre – ce qui est en dessous de la tête), notre corps est aussi séparé en deux autres parties (oui, c’est une véritable boucherie) : la gauche et la droite. Le féminin serait ainsi associé au côté gauche et donc à l’inconscient, au sensible, à l’intuition et à la réception (Yin). Le côté droit serait lié au masculin et au conscient, à l’affirmation, l’expression et l’émission (Yang). De nombreuses philosophies et spiritualités vont en ce sens. Pour certain·es, cette distinction est une essence, elle est inscrite dans notre corps biologique de manière innée (et elle appartient donc à la pensée essentialiste) : femmes et hommes sont ainsi distinct·es et répondent aux attributs féminins et masculins. Pour d’autres, il s’agirait plutôt d’une complémentarité qui se déploie en chacun·e de nous : nous avons donc une part féminine et une part masculine. Pour le médecin psychiatre Carl Gustav Jung, ce sont des archétypes inscrits dans nos inconscients et dans nos rêves. L’anima est la part féminine de l’homme, elle représente les sentiments et les affects, source d’humeurs et de caprices, tandis que la part masculine de la femme est l’animus, source de création, de fécondation et d’opinions. Dans ces différents cas, homme et femme, féminin et masculin sont en polarité, iels se font faces, associé·es à la gauche et à la droite, le haut ou le bas. Iels peuvent être sources de conflit mais aussi de rejet.

Ne dit-on pas d’une personne maladroite qu’elle est gauche ? Du grec ancien ὀρθός, orthós (« droit ») renvoie à l’idée de droiture, de justesse, de régularité. Gauche signifie alors ce qui est de travers, mal fait, mal formé ou qui a cessé d’être rectiligne. En italien, gauche se dit sinistra et trouve racine dans le mot latin sinister, lié au mot « sinistre », qui présage des malheurs. Ainsi, avant de prendre une décision importante, une ancienne coutume romaine consistait à faire un feu en plein air et à lâcher des oiseaux. Si ceux-ci passaient plutôt à gauche de la colonne de fumée, ils étaient des oiseaux de « mauvaise augure ». Et d’ailleurs prenez garde : si par hasard, au réveil, c’est le pied gauche que vous posez le premier au sol, vous encourez le risque de passer une mauvaise journée. Cette association s’observe aussi dans les langues germaniques : en anglais, left vient du vieil anglais lyft et signifie « faible, inutile », tandis que straight signifie « droit » et se réfère aussi à l’hétérosexualité. En allemand, ein linker Trick, littéralement « un coup gauche » signifie « un coup tordu ».

Maya Deren and Marcel Duchamp, « The Witch’s Cradle » (1943)

La « gaucherie », que l’on associe au fait d’avoir une préférence pour l’écriture de la main gauche, signifie dans le sens commun un manque d’aisance, de la maladresse. On estime qu’il y a 10 % de gaucher·es en Belgique, 15 % en France. Jusqu’à très récemment, les gaucher·es étaient d’ailleurs contrarié·es : iels étaient forcé·es à écrire de la main droite pour s’ajuster à la majorité. En Chine, l’usage de la main droite est imposé pour écrire mais aussi pour manger. Comme en Inde, la main gauche est réservée aux tâches d’hygiène quotidienne, les deux ne peuvent donc pas être mélangées. En Bretagne, la main gauche est considérée comme la main du diable et donc associée au mal (dans une perception somme toute assez ambiguë), comme en témoigne Pierre-Jakez Hélias dans Le Cheval d’orgueil. Dans le christianisme, c’est avec la main droite que l’on bénit. Jeter du sel par-dessus son épaule gauche permet ainsi de faire fuir le démon. 

Le droit devient ainsi la loi, la règle à suivre. On nous rappelle ainsi depuis l’enfance qu’il faut marcher droit pour rentrer dans le rang. De la même manière, la plupart des religions invitent à suivre ce droit chemin. Une orthodoxie qui s’infiltre aussi dans la pensée scientifique. Cette droiture, cette verticalité, entièrement tournée vers la « vérité », qu’il s’agisse de la connaissance, de la raison, de l’objectivité ou du divin, s’accompagne d’une survalorisation dans nos sociétés du masculin (le divin étant lui-même assimilé au principe masculin). La figure du patriarche, le bon père de famille, l’expert et le prêtre, fait ainsi régner l’ordre et la morale tout en perpétuant la tradition. Aujourd’hui encore, les positions de pouvoir et de décision sont majoritairement détenues par des hommes. Le féminin prendrait alors place de l’autre côté, du côté gauche ou en bas de l’échelle, dans une répartition binaire des rôles. Et ce côté, c’est la faiblesse, l’obscurité, l’incomplet voire carrément le mal. C’est aussi le bas, le corps, les émotions qui, lorsqu’elles ne sont pas contrôlées, maîtrisées voir dominées, mènent manifestement à la folie (et donc une pensée qui n’est plus droite) ou l’hystérie (lorsque c’est le bas du corps, l’utérus, qui prend le contrôle du haut, la tête).

MaryHerbert, « Wait A While Here » (2020)

Si l’avenir s’écrit en ligne droite, c’est bel et bien vers la droite, laissant le passé à gauche. De la même manière, le sens de la lecture du français se fait de gauche à droite. Pourtant, les premières civilisations mésopotamiennes et égyptiennes utilisaient l’écriture cunéiforme, qui va de droite à gauche. C’est toujours le cas de l’arabe, du farsi, de l’ourdou et de l’hébreu qui sont dits « sinistroverses ». En Chine, on va de haut en bas. Il n’existe pas vraiment d’explication à cela, hormis qu’il s’agissait de pierres gravées et donc la main droite étant plus « forte » pour tenir le marteau (laissant à la gauche l’habileté de diriger le mouvement). On explique aussi cela par le sens de déroulement du papyrus. Chez les Romain·es (oui, encore elleux !), les actes rédigés sur des papyrus de droite à gauche étaient assignés aux esclaves, assis·es par terre. Pour s’en distinguer, les personnes libres se seraient mises à écrire dans le sens inverse. Conservée depuis, cette direction s’est par la suite imposée partout en Europe latine et même au-delà, puisqu’en Chine les modernisations et le développement des nouvelles technologies ont conduit à une adaptation du sens de lecture et d’écriture. 

Alors oui, le sens est politique ! Il sert à distinguer les hommes droits des esclaves, des petits-gens, des femmes, des fous et des folles, des hystériques, des gays, des trans, des handicapé·es, des boiteux·ses, des mendiant·es, des faibles, des pécheur·resses, des grossier·es, des barbar·es, des paysan·nes, des artisan·es, des artistes, des anormaux, des sauvages, des prostituées, des vieux et des vieilles, des dépressif·ves et j’en passe. Mais alors, qui juge le sens et de quel droit ? Il y a donc celleux qui ont tous leurs sens et celleux qui n’en ont plus, ou pas assez : les « mal »-voyant·es, les « mal »-entendant·es. En 1880, le congrès de Milan interdit la langue des signes alors utilisée par les personnes sourdes et malentendantes pour privilégier la langue orale. La raisons de cette interdiction est l’impossibilité d’accueillir une alternative : il faut que leur langue ressemble le plus possible à celle de celleux qui entendent et parlent. Sur les ​255 participant·es, seul·es trois étaient sourd·es. Il faut attendre les années 2000 pour la reconnaissance de la langue des signes en France et en Belgique. Et de la même manière que nos villes sont construites sur le modèle d’une architecture droite, rectiligne qui s’élève de plus en plus vers le ciel, elles poursuivent cet idéal en les rendant inaccessibles aux personnes dites à mobilité « réduite ».

Daehyun Kim

L’orthopédie, du grec grec ancien ὀρθός, orthos (« droit »), et παιδεία, paideía (« éducation ») est l’art de corriger ou de prévenir, et en particulier dans l’enfance, les difformités du corps. Un corps « difforme » est donc, selon le Larousse, un corps « contrefait, qui a une forme irrégulière, disproportionnée, en général laide ». Dans l’impossibilité de se mouler dans le modèle dit « naturel », « normal », l’individu se retrouve stigmatisé non seulement physiquement mais également (et surtout) discrédité socialement, comme l’évoque le sociologue Erving Goffman dans Stigmate. Coupé·e de la société et de ellui-même, iel perd une part de son humanité et doit trouver sa place dans un monde qui lea rejette, ce qui lea force à s’ajuster ou à disparaître. Il existe les « bons » et les « mauvais » handicaps mais aussi les « bon·nes » et les « mauvais·es » handicapé·es, ce qu’explique l’auteur Zig Blanquer dans son ouvrage Nos existences handies, dont le témoignage est à entendre dans « Handicap : la hiérarchie des vies » de LSD, la série documentaire sur France Culture. Et devinez : c’est une fois de plus la tête qui gagne. Les centres d’accueil créés les isolent et forment un espace homogène où sont reproduits les codes des prisons, comme Goffman le raconte si justement dans Asiles. Prisons qui sont elles-mêmes construites sur un modèle de pensée droite que Michel Foucault analyse dans l’essentiel Surveiller et Punir.

Un corps qui est « gauche », qui n’est plus « efficace » et donc plus rentable, est un corps malade. C’est un corps dont on ne peut plus extraire de ressources. S’il est possible de passer de bas en haut dans ces sociétés, c’est au prix de nombreux ajustements. Dans Fragiles ou contagieuses : le pouvoir médical et le corps des femmes, les autrices Barbara Ehrenreich et Deirdre English détaillent comment la médecine, portée par la gent masculine, blanche et hétérosexuelle dans une perspective capitalisante, a construit des types de discours différents en fonction des classes sociales. Les corps des femmes pauvres sont ainsi résistants parce qu’utiles mais vecteurs de maladies, là où ceux des femmes aisées se devaient de rester fragiles et dépendants. Un classisme qui se corrèle donc au racisme, au sexisme et au validisme. Les sens deviennent ainsi de véritables moyens de stigmatisation : il faut le bon look, la bonne couleur de peau, la bonne odeur, le bon accent et savoir se tenir droit·e sur sa chaise. La primauté du sens de la vue en Occident offre donc sa principale échappatoire au physique et aux apparences, comme l’évoque Édouard Louis dans Changer : méthode. Mais cet héritage est-il à sens unique ? 

Ade Adesina, « An offer of love » (2016)

La Lune nous apparaît de la droite vers la gauche. La Terre, quant à elle, tourne sur elle-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Mais finalement, depuis l’espace, le sens de rotation dépend d’où nous regardons la scène. Sans racine, un arbre ne peut pas s’élever vers la lumière. Plongé vers l’humidité du bas, il se développe en miroir, en corrélation du haut et du bas. La tête n’existe pas sans un corps qui vit. Alors face à cet éternel carrefour qui nous force à choisir un côté plutôt que l’autre, pourquoi ne pas prendre les chemins de traverse ? S’autoriser des allers-retours ? Peut-être même arrêter cette marche constante pour prendre le temps de contempler. Tâtonner, tester, sentir, jouer et accepter de se tromper. Pour accueillir l’émerveillement de l’enfance, attentive aux plus petites formes de vie et libre de ce langage qui façonne.

Et cette magie passe aussi par l’exploration des sens dans toutes leurs richesses qui font de nous des êtres singuliers. Elle invite à quitter l’hypnotisme des écrans, qui nous font oublier notre corps, pour écouter nos nombreuses autres antennes. À réapprendre à utiliser nos yeux, nos oreilles, nos narines, le bout de nos doigts et à renouer avec le plaisir de l’existence, pour reprendre les mots de Rachel Carson. Et peut-être se passer de mots. Si nommer, c’est déterminer, peut-être pourrions-nous arrêter de conjurer notre peur de l’inconnu. Cultiver les doubles sens. Les insensé·es. Accueillir la fluidité de nos perceptions, de nos corps, sans les séparer dans des rôles précis. S’ouvrir à toutes les formes d’existence et toutes les sortes d’intelligence, qu’elles soient intuitives, sensibles, créatives, sociales et pas seulement logiques. Parce que le langage nous construit, mais il peut aussi nous changer. Et comme le dit si Lewis Carroll : « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? »

Vous pouvez écouter ma chronique pour le Midi Express du vendredi 17 juin, sur Radio Campus Bruxelles. J’y parle de l’article avec quelques exclusivités – à partir de 12’30.

Merci à Solène Peynot et Antoine Pasqualini pour leur relecture et conseils. Merci aussi à Jean-Hugues Kabuiku, Mathys Rennela et Myriam Pruvot qui ont nourrit ma réflexion. N’hésitez pas à m’écrire vos retours et références. Et si vous souhaitez soutenir mon projet, partagez-le ! À bientôt !

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Références bibliographiques

  • Long Litt Woon, La Femme et les Champignons (Gaïa, 2018)
  • Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil (1975)
  • Zig Blanquer, Nos existences handies (Monstrograph, 2022)
  • Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Fragiles ou contagieuses : le pouvoir médical et le corps des femmes (1973 / Cambourakis, 2016)
  • Édouard Louis, Changer : méthode (Seuil, 2021)
  • Angela Davis, La prison est-elle obsolète ? (Au diable vauvert, 2014)
  • Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes – Femmes contre la prison (Lux Éditeur, 2019)
  • Michaël Oustinoff, « Le “sens de la langue” ou la dimension cachée des sens » dans Hermès, La Revue 2016/1 (n° 74), pages 78 à 80
  • Alain Bouillet, « Culture des sens, savoirs et transmission du savoir » dans Trema. Du goût : l’éducation à la sensibilité (1997)
  • Rachel Carson, Le Sens de la merveille (Biophilia, 2021)
  • Cécile Denjean, Le Ventre, notre deuxième cerveau (documentaire Arte, 2013)
  • Giulia Enders, Le Charme discret de l’intestin (Actes Sud, 2014)
  • Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles (1865)
  • Erving Goffman, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, traduit de l’anglais par Liliane Lainé Présentation de Robert Castel (éditions de Minuit, 1968)
  • Erving Goffman, Stigmates, les usages sociaux des handicaps, traduit de l’anglais par Alain Kihm (éditions de Minuit, 1975)
  • Michel Foucault, Surveiller et Punir (1975)
  • Édouard Delruelle, Métamorphoses du sujet, l’éthique philosophique de Socrate à Foucault (2004)
  • Clémence Allezard, « Handicap : la hiérarchie des vies », un podcast en quatre épisodes de LSD, la série documentaire sur France Culture
  • Klaus Modick, Mousse (Rue de l’échiquier, 2021)
  • Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient (Gallimard, 1973)

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