La fête de Pâques s’accompagne de merveilleux phénomènes. L’hiver laisse place au printemps et au retour du soleil, nourrissant le bourgeonnement des arbres et l’éclosion des premières fleurs. Si l’on s’accorde à se dire (et à se réjouir) de cette explosion de vie, un autre événement, bien plus curieux, se produit au même moment : des cloches et des lapins sèment des œufs en chocolat dans les parcs et jardins, lorsqu’ils ne se métamorphosent pas eux-mêmes en chocolat pour être dévorés par des petits et grands êtres humains. Avant de me remplir l’estomac moi aussi, je suis partie à la recherche de ce qui se cache derrière cette mystérieuse coquille.
La peinture utilisée comme image de couverture de cet article est de Hilma Af Klint.
→ Vous pouvez accompagner votre lecture de la sélection musicale réalisée sur le même thème, sur Spotify ou sur Youtube.
En anglais, cette célébration se nomme Easter et fait référence à la divinité Eostre – Ostara en germanique – dont le nom rappelle le mot « est » (East en anglais). À ce moment de l’année où, dans l’hémisphère nord, le soleil se lève le plus à l’est, Eostre symbolise l’aurore, l’aube et l’ouverture d’un nouveau cycle et donc un renouveau, une renaissance. De sa lumière dorée et rougeoyante qu’elle diffuse sur nos paysages, elle éveille les végétaux et les animaux qui, doucement, sortent de leur hibernation ou hivernation pour se reproduire. Le moment est donc tout trouvé : les nids, patiemment construits, cachés et protégés autant que possible des prédateurs, apparaissent aux quatre coins des forêts. C’est aussi l’époque où certains ovipares élevés par l’humain·e pour se nourrir (comme les poules, les canards ou encore les oies) se remettent à pondre après une pause hivernale.
Si les cloches sonnent à cette période, c’est pour tout autre chose. La fête de Pâques symbolise la mort du Christ et sa résurrection, trois jours plus tard. Un miracle qui contribuera à sa glorification. Le mot « Pâques » est issu du latin populaire pascua (« nourriture ») et du verbe pascere (« paître »), qui souligne que la dimension alimentaire n’en est pas éloignée. Un carême (du mot « quarantième ») est en effet demandé aux croyant·es pendant les quarante jours qui précèdent l’événement. L’œuf, nourrissant et gras, fait partie de ces aliments déconseillés voire interdits. C’est aussi un aliment accessible à tou·tes, ce qui n’est pas le cas de la viande. Ceux qui ont été conservés jusque-là sont ainsi cuits et décorés pour être dégustés lors de la célébration de Pâques. Cette période de jeûne invite à la méditation sur les souffrances qu’a endurées le Christ mais aussi à réfléchir au sens de la vie et de la mort, du plaisir et de l’abondance.
En Russie, les tsars ont quant à eux une toute autre manière d’accompagner cette méditation sur l’abondance. Fondée en 1842 à Saint-Pétersbourg par Pierre-Karl Fabergé, un orfèvre originaire de Picardie, la Maison Fabergé se fait repérer par le tsar Alexandre III. Il lui commande ainsi la création d’un œuf de Pâques pour l’offrir à sa femme, l’impératrice Maria Feodorovna. Cette dernière est en effet fascinée par un œuf datant du XVIIIe siècle qui appartennait à sa tante, la princesse Wilhelmine-Marie de Danemark. Ce premier « Œuf à la poule » en or réalisé par Fabergé contient une surprise : une poule de platine et d’or multicolore avec des yeux rubis. Il sera ensuite répliqué en cinquante exemplaires de très grande valeur.
Mais les œufs accompagnent une multitude d’autres rituels pour les Slaves. Des rituels bien plus concrets, comme le souligne l’autrice croate Dubravka Ugresic dans son saugrenu et magnifique roman Baba Yaga a pondu un œuf : disséminer des coquilles d’œuf dans les champs pour attirer l’abondance ; tourner autour de la maison en flammes un œuf à la main pour se protéger lors d’un incendie (peut-être à cause d’un domovoï ?) ; placer un œuf sous son aisselle pendant quarante jours pour y faire apparaître un petit génie protecteur et une grande fortune… ou pour certaine, si le poussin qui sort de cet œuf est noir, il offre la certitude qu’elle est une sorcière dotée de multiples pouvoirs. Joie du luxe, féérie ou pratique de survie, l’œuf revêt donc déjà de nombreuses couleurs et significations, et ce pour l’ensemble de la population.
Depuis l’Antiquité, il joue aux quatre coins du monde ce rôle de protection, à la fois pour les mort·es et les vivant·es. Sa symbolique de renouveau de la vie, de résurrection lui offre un rôle très important dans les rituels mortuaires. Des œufs décorés ont ainsi été retrouvés dans des tombes de l’Égypte antique, et même en Afrique du Sud ; ils pourraient dater de 60 000 ans. En Russie et en Suède, ils sont placés entre les mains des défunts pour leur assurer la promesse d’un futur retour à la vie. Un retour à la vie, mais aussi la création même de la vie : les Celtes, les Grec·ques, les Égyptien·nes, les Phénicien·nes, les Tibétain·es, les Indien·nes, les Japon·naises et les Péruvien·nes – pour ne citer qu’elleux – envisagent que l’univers, les astres et en particulier la terre sont issus d’un œuf.
En hindouisme, Brahmā, le dieu créateur-démiurge, est né du Hiraṇyagarbha, un terme sanskrit que l’on traduit par « œuf d’or, matrice (ou ventre) d’or ». Cet œuf doré, après avoir flotté dans le vide, s’est brisé et a formé Dyaus Pitar (le Ciel) et Prithvi (la Terre), les séparant à jamais. Dans son ouvrage Kalevala, le médecin, linguiste, poète et écrivain Elias Lönnrot réunit les récits et histoires qu’il a récolté·es dans les campagnes finlandaises et qui ont été transmis·es oralement de génération en génération. Un bel oiseau (peut-être un canard) se repose sur les genoux d’Ilmatar, la déesse de l’Air et mère de l’Eau. Il pond six œufs d’or et un en fer. Tandis que l’oiseau couve ses œufs, la chaleur brûle Illmatar qui secoue son genou et laisse tomber les œufs dans la mer. Ils donnent ainsi naissance à la terre, au ciel, à la lune et aux étoiles (le blanc d’œuf) et au soleil (le jaune). La déesse y nage, s’y balade et y danse, formant les lacs avec ses pieds, dessinant les montagnes de ses mains. Au premier chant, elle s’unit à l’océan et donne naissance au barde Väinämöinen qui, grâce à l’aide du Grand Ours céleste, forme la flore.
Les aventures de Väinämöinen rappellent à plusieurs points de vue le musicien et poète Orphée, de la mythologie grecque et pélasge. Pour ces derniers, Eurynomé, la grande déesse primordiale, se serait unie au serpent Ophion avant de se transformer en colombe. Ophion aurait entouré l’œuf pondu sept fois avant de le briser et de former tout ce qui existe. « L’œuf de serpent » fait l’objet d’une quête spirituelle, comme celle de la pierre philosophale et du Graal pour les Celtes. Si les noms et les événements varient entre ces différents récits, qu’ils commencent par le silence absolu ou le chaos originel, ce craquement de la coquille découvre un monde double dont les « détails » (qui ne sont autres que les montagnes et les lacs, pas grand-chose n’est-ce pas !) sont façonnés de la main du divin. La danse, la joie et la musique sont aussi, pour certain·es, reliées à la formation du vivant. Une dualité, parfois assimilée au « jumeau », qui trouve aussi différentes assignations et se définit pour certain·es par le genre. C’est le cas en Chine antique où le principe dit « féminin » (Yin) est lié à la terre, à la lune et à l’argent et le principe « masculin » (Yang) est, quant à lui, lié au ciel, au soleil et à l’or, formant l’équilibre androgyne du Yin et du Yang que nous aurions chacun·e en nous — malgré que la société s’évertue à vouloir les séparer. Un principe dont se nourrissent les principaux traités d’alchimie.
Dans Scivias (Sache les voies), un ouvrage publié en 1152, l’abbesse, herboriste et musicienne allemande Hildegarde de Bingen partage les nombreuses visions qu’elle a depuis l’enfance. Elle décrit le cosmos sous la forme d’un œuf dont l’enveloppe extérieure ressemble à un feu étincelant (que l’on peut relier autant aux flammes de l’enfer qu’à la lumière divine) et à l’intérieur duquel le soleil, la lune et les étoiles, ayant l’apparence de fleurs, sont plongé·es dans la nuée sombre qu’est l’éther. L’Univers y est décrit comme « une formation géante ronde, imprécise » qui « s’affine vers le haut comme un œuf ». Au milieu du monde, la Terre est représentée sous la forme d’un globe composé de l’eau et de l’air. D’après Hildegarde de Bingen, le feu tient une place primordiale. C’est une étincelle qui a donné vie à l’humain, créant l’âme des quatre éléments : « Le feu l’excita, l’air l’anima et l’eau le pénétra de part en part. L’âme de l’homme est ignée [faite de feu]. » Une forme ovoïdale qui nous rappelle aussi les mandorles (dont l’origine du mot vient pourtant de « amande ») chrétien·nes dont l’analogie à la vulve n’est pas étrangère. Sous sa coquille infranchissable, c’est l’image d’un·e saint·e ou de la vierge et de l’enfant qui se révèle comme un trésor. Une représentation qui laisse penser que la vraie lumière divine n’est pas corporelle ou superficielle mais intérieure, comme l’explique l’Encyclopédie des symboles (1996).
Mais au fond, qu’est-ce qui est apparu en premier : l’œuf ou la poule ? Bien que cette dernière ne puisse pas voler, l’oiseau est le seul animal à pouvoir passer du ciel à la terre – si nous oublions les insectes. Ses ailes somptueuses inspirent les anges chrétiens et soulignent son caractère céleste dans l’imaginaire collectif. Il connaît aussi les chemins les plus courts. D’ailleurs de nombreuses divinités se métamorphosent en oiseau, comme c’est le cas d’Athéna en chouette. Des femmes aux attributs d’oiseau se retrouvent depuis les temps archaïques, jusqu’au Paléolithique, dans les grottes de Lascaux, de Pech Merle ou encore d’El Pindal. Des figurines de femmes-oiseaux ont ainsi été retrouvées par l’archéologue Marija Gimbutas auprès statuette « Déesse Mère », que l’on appelle aussi « Grande Déesse » ou « Vénus ». Ces figures aux fesses et aux seins proéminents sont toutes deux associées à l’eau, source de vie, et rappellent leur symbolique de fertilité.
Dans de nombreuses cultures, l’oiseau symbolise l’esprit, l’âme, et assure son voyage vers l’au-delà, tout comme il assure son retour à la vie grâce à l’œuf. Pourtant, l’oiseau n’est pas le seul à être ovipare : les amphibiens (batraciens), les insectes, les araignées, de nombreux reptiles et les poissons pondent aussi des œufs. Pour certain·es autochtones du nord du Canada, comme les Iroquois, les Lenapes, les Sioux et les Hurons, la Terre est née d’une tortue émergeant des flots. Sa carapace, arrondie, porte ainsi la Terre entière. Un récit que l’on retrouve chez les peuples altaïques, turcs ou mongols d’Asie centrale. Mais bon nombre de ces récits ont aussi été récoltés et déformés par les colons. Ces mythologies, transmises de génération en génération par voie orale, n’ont peut-être pas tant su résister aux influences monothéistes et chrétiennes. Des récits qui parlent davantage de ceux qui les récoltent que de ceux qui les partagent, comme l’évoque l’historien Samir Boumediene.
Autour de l’œuf, c’est toute cette symbolique du tournoiement qui se manifeste. Le cycle des saisons qui suivent le voyage du soleil autour de la Terre et rythment la vie des végétaux et des animaux, et donc des humain·es. Les noyaux et les graines des arbres qui, caché·es à l’intérieur d’un fruit pour certaines espèces, nous assurent de manger à notre faim et de boire à notre soif. Les cycles menstruels font écho aux cycles lunaires et sont source de vie. L’ovule est un œuf et les testicules en rappellent la forme. La position du fœtus renvoie elle aussi à cette forme ovoïde. Et on la retrouve jusqu’à la plus petite partie d’un corps simple qu’est l’atome, composé d’un noyau, dont la forme nous évoque la Terre et les planètes que nous connaissons. Et malgré ce désir d’éternité et d’immortalité qui l’accompagne depuis la nuit des temps et l’invite à l’humilité, l’humain·e est aujourd’hui convaincu qu’iel avance en ligne droite. L’œuf ne devient alors qu’un objet parmi d’autres dans une course contre la montre effrénée, presqu’ensorcelée, vers un autre mystère : celui du profit et de la rentabilité.
Parce que si nous goûtons à l’abondance, aujourd’hui, ce n’est pas pour le plaisir de tou·tes. Deux mille milliards d’œufs sont consommés dans le monde par an, dont 14,8 milliards en France. En Belgique, nous mangeons trois fois plus d’œufs que nous n’en produisons : 224 millions d’œufs sont ainsi produits par an pour une consommation évaluée à 600 millions. Une demande qui force à l’élevage industriel. Dans certaines productions, 17 à 22 poules sont élevées par mètre carré. Afin de les préserver de certaines maladies, elles sont nourries aux antibiotiques lorsqu’elles ne sont pas boostées aux hormones pour les faire grossir plus vite, comme c’est le cas en Chine et aux États-Unis. Sans parler des pesticides qui se retrouvent dans les céréales qu’on utilise pour les nourrir. Si certains emballages nous assurent qu’elles sont élevées en plein air (un gage de santé et de bonheur, pour les animaux ?), ce label s’applique plutôt au fait que les portes de ces hangars soient ouvertes. La plupart des poules n’ont jamais connu que leur hangar et n’osent donc pas s’aventurer vers l’extérieur. Des conditions de travail et une nécessité à la rentabilité qui, pour les agriculteur·rices aussi, sont éreintantes et méprisantes. Ce décalage ne fait que renforcer la rupture qui se joue entre les conditions de production et de consommation.
Des conditions d’élevage qui n’assurent pas aux œufs que nous mangeons la richesse énergétique d’antan. Bien qu’il soit à la base de multiples pâtisseries et autres gourmandises dont notre corps se passerait finalement bien, l’œuf est à lui tout seul une véritable mine d’or. Riche en calcium et en vitamine D, il assure la santé des os qui sont la structure, la charpente de notre corps. La moelle osseuse est, quant à elle, garante de la production des globules rouges, des globules blancs et des plaquettes dont le rôle est, entre autres, de transporter de l’oxygène vers nos organes ou de défendre notre organisme contre les agressions extérieures. Si nous ne pouvons pas nous assurer qu’il est à l’origine de l’univers, il est un monde à lui tout seul, qui donne vie à notre corps, à ses montagnes, ses grottes, ses lacs et ses forêts.
Tout comme la science n’est pas encore parvenue à s’accorder sur l’origine de la Terre ni à remonter jusqu’au Big Bang, de nombreux mystères subsistent donc quant à savoir si l’œuf est, oui ou non, à l’origine de notre existence. N’est-ce pas ce grand mystère qu’il nous faut aussi accepter… et respecter ? L’œuf est aussi une protection, un cocon dans lequel se blottir. Un espace où muer, se transformer et, comme une renaissance. Dans le tarot de Marseille, l’arcane majeure numéro 2 porte le nom de « la Papesse » (aussi connue comme « la Grande Prêtresse »). Elle couve un œuf blanc, qui rappelle lui-même son visage. On le retrouve aussi sur plusieurs autres cartes. Pour Marianne Costa et Alejandro Jodorowsky* [un avertissement a été ajouté en bas de page], cette double gestation, de cet œuf et d’elle-même, prépare à l’éclosion de la sagesse et de la connaissance qui mûrit en elle. Son corps et son esprit sont indubitablement liés. Ils portent en elle un rêve d’accomplissement dans le monde. Et si, finalement, l’accomplissement ne passait pas d’abord par percevoir autrement notre interaction avec « notre » environnement ? À respecter ses cycles, ses saisons et ses temporalités ? Un regard qui nous invite forcément à ralentir et laisse davantage de temps à l’émerveillement. Et sur les bons conseils d’Eurynomé profitons-en aussi pour danser, rire et chanter !
Merci à Solène Peynot et Antoine Pasqualini pour leur relecture et conseils. N’hésitez pas à m’écrire vos retours et références. Et si vous souhaitez soutenir mon projet, partagez-le ! À bientôt !
* Note du 10/05/22 — J’apprends à l’issue de la publication de cet article que l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky encourage, dans plusieurs de ses interviews, la culture du viol et se vente d’avoir eu des comportements violents à l’égard d’une de ses actrices. Je m’oppose fermement à ces agissements. Le travail qu’il a réalisé avec Marianne Costa sur l’histoire et l’analyse du tarot reste néanmoins considérable. Iels ont contribué à l’étude approfondie d’un savoir ancestral. Il me semblait important de ne pas invisibiliser ce travail réalisé en binôme. Cette mise en contexte est donc nécessaire et me permet d’insister sur le fait qu’un savoir reste situé et imprégné du système dans lequel il s’inscrit.
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Références bibliographiques :
• Dubravka Ugrešić, Baba Yaga a pondu un œuf (Bourgois éditions, 2021) • Elias Lönnrot, Kalevala (1835) • Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain (1984) • Hildegarde de Bingen, Scivias (1152) • Samir Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750) (Éditions des Mondes à faire, 2016) • Marianne Costa et Alejandro Jodorowsky, La Voie du tarot (2004) • Collectif, Encyclopédie des symboles (Livre de poche, 1996)
La fête de Pâques s’accompagne de merveilleux phénomènes. L’hiver laisse place au printemps et au retour du soleil, nourrissant le bourgeonnement des arbres et l’éclosion des premières fleurs. Si l’on s’accorde à se dire (et à se réjouir) de cette explosion de vie, un autre événement, bien plus curieux, se produit au même moment : des cloches et des lapins sèment des œufs en chocolat dans les parcs et jardins, lorsqu’ils ne se métamorphosent pas eux-mêmes en chocolat pour être dévorés par des petits et grands êtres humains. Avant de me remplir l’estomac moi aussi, je suis partie à la recherche de ce qui se cache derrière cette mystérieuse coquille.
La peinture utilisée comme image de couverture de cet article est de Hilma Af Klint.
→ Vous pouvez accompagner votre lecture de la sélection musicale réalisée sur le même thème, sur Spotify ou sur Youtube.
En anglais, cette célébration se nomme Easter et fait référence à la divinité Eostre – Ostara en germanique – dont le nom rappelle le mot « est » (East en anglais). À ce moment de l’année où, dans l’hémisphère nord, le soleil se lève le plus à l’est, Eostre symbolise l’aurore, l’aube et l’ouverture d’un nouveau cycle et donc un renouveau, une renaissance. De sa lumière dorée et rougeoyante qu’elle diffuse sur nos paysages, elle éveille les végétaux et les animaux qui, doucement, sortent de leur hibernation ou hivernation pour se reproduire. Le moment est donc tout trouvé : les nids, patiemment construits, cachés et protégés autant que possible des prédateurs, apparaissent aux quatre coins des forêts. C’est aussi l’époque où certains ovipares élevés par l’humain·e pour se nourrir (comme les poules, les canards ou encore les oies) se remettent à pondre après une pause hivernale.
Si les cloches sonnent à cette période, c’est pour tout autre chose. La fête de Pâques symbolise la mort du Christ et sa résurrection, trois jours plus tard. Un miracle qui contribuera à sa glorification. Le mot « Pâques » est issu du latin populaire pascua (« nourriture ») et du verbe pascere (« paître »), qui souligne que la dimension alimentaire n’en est pas éloignée. Un carême (du mot « quarantième ») est en effet demandé aux croyant·es pendant les quarante jours qui précèdent l’événement. L’œuf, nourrissant et gras, fait partie de ces aliments déconseillés voire interdits. C’est aussi un aliment accessible à tou·tes, ce qui n’est pas le cas de la viande. Ceux qui ont été conservés jusque-là sont ainsi cuits et décorés pour être dégustés lors de la célébration de Pâques. Cette période de jeûne invite à la méditation sur les souffrances qu’a endurées le Christ mais aussi à réfléchir au sens de la vie et de la mort, du plaisir et de l’abondance.
En Russie, les tsars ont quant à eux une toute autre manière d’accompagner cette méditation sur l’abondance. Fondée en 1842 à Saint-Pétersbourg par Pierre-Karl Fabergé, un orfèvre originaire de Picardie, la Maison Fabergé se fait repérer par le tsar Alexandre III. Il lui commande ainsi la création d’un œuf de Pâques pour l’offrir à sa femme, l’impératrice Maria Feodorovna. Cette dernière est en effet fascinée par un œuf datant du XVIIIe siècle qui appartennait à sa tante, la princesse Wilhelmine-Marie de Danemark. Ce premier « Œuf à la poule » en or réalisé par Fabergé contient une surprise : une poule de platine et d’or multicolore avec des yeux rubis. Il sera ensuite répliqué en cinquante exemplaires de très grande valeur.
Mais les œufs accompagnent une multitude d’autres rituels pour les Slaves. Des rituels bien plus concrets, comme le souligne l’autrice croate Dubravka Ugresic dans son saugrenu et magnifique roman Baba Yaga a pondu un œuf : disséminer des coquilles d’œuf dans les champs pour attirer l’abondance ; tourner autour de la maison en flammes un œuf à la main pour se protéger lors d’un incendie (peut-être à cause d’un domovoï ?) ; placer un œuf sous son aisselle pendant quarante jours pour y faire apparaître un petit génie protecteur et une grande fortune… ou pour certaine, si le poussin qui sort de cet œuf est noir, il offre la certitude qu’elle est une sorcière dotée de multiples pouvoirs. Joie du luxe, féérie ou pratique de survie, l’œuf revêt donc déjà de nombreuses couleurs et significations, et ce pour l’ensemble de la population.
Depuis l’Antiquité, il joue aux quatre coins du monde ce rôle de protection, à la fois pour les mort·es et les vivant·es. Sa symbolique de renouveau de la vie, de résurrection lui offre un rôle très important dans les rituels mortuaires. Des œufs décorés ont ainsi été retrouvés dans des tombes de l’Égypte antique, et même en Afrique du Sud ; ils pourraient dater de 60 000 ans. En Russie et en Suède, ils sont placés entre les mains des défunts pour leur assurer la promesse d’un futur retour à la vie. Un retour à la vie, mais aussi la création même de la vie : les Celtes, les Grec·ques, les Égyptien·nes, les Phénicien·nes, les Tibétain·es, les Indien·nes, les Japon·naises et les Péruvien·nes – pour ne citer qu’elleux – envisagent que l’univers, les astres et en particulier la terre sont issus d’un œuf.
En hindouisme, Brahmā, le dieu créateur-démiurge, est né du Hiraṇyagarbha, un terme sanskrit que l’on traduit par « œuf d’or, matrice (ou ventre) d’or ». Cet œuf doré, après avoir flotté dans le vide, s’est brisé et a formé Dyaus Pitar (le Ciel) et Prithvi (la Terre), les séparant à jamais. Dans son ouvrage Kalevala, le médecin, linguiste, poète et écrivain Elias Lönnrot réunit les récits et histoires qu’il a récolté·es dans les campagnes finlandaises et qui ont été transmis·es oralement de génération en génération. Un bel oiseau (peut-être un canard) se repose sur les genoux d’Ilmatar, la déesse de l’Air et mère de l’Eau. Il pond six œufs d’or et un en fer. Tandis que l’oiseau couve ses œufs, la chaleur brûle Illmatar qui secoue son genou et laisse tomber les œufs dans la mer. Ils donnent ainsi naissance à la terre, au ciel, à la lune et aux étoiles (le blanc d’œuf) et au soleil (le jaune). La déesse y nage, s’y balade et y danse, formant les lacs avec ses pieds, dessinant les montagnes de ses mains. Au premier chant, elle s’unit à l’océan et donne naissance au barde Väinämöinen qui, grâce à l’aide du Grand Ours céleste, forme la flore.
Les aventures de Väinämöinen rappellent à plusieurs points de vue le musicien et poète Orphée, de la mythologie grecque et pélasge. Pour ces derniers, Eurynomé, la grande déesse primordiale, se serait unie au serpent Ophion avant de se transformer en colombe. Ophion aurait entouré l’œuf pondu sept fois avant de le briser et de former tout ce qui existe. « L’œuf de serpent » fait l’objet d’une quête spirituelle, comme celle de la pierre philosophale et du Graal pour les Celtes. Si les noms et les événements varient entre ces différents récits, qu’ils commencent par le silence absolu ou le chaos originel, ce craquement de la coquille découvre un monde double dont les « détails » (qui ne sont autres que les montagnes et les lacs, pas grand-chose n’est-ce pas !) sont façonnés de la main du divin. La danse, la joie et la musique sont aussi, pour certain·es, reliées à la formation du vivant. Une dualité, parfois assimilée au « jumeau », qui trouve aussi différentes assignations et se définit pour certain·es par le genre. C’est le cas en Chine antique où le principe dit « féminin » (Yin) est lié à la terre, à la lune et à l’argent et le principe « masculin » (Yang) est, quant à lui, lié au ciel, au soleil et à l’or, formant l’équilibre androgyne du Yin et du Yang que nous aurions chacun·e en nous — malgré que la société s’évertue à vouloir les séparer. Un principe dont se nourrissent les principaux traités d’alchimie.
Dans Scivias (Sache les voies), un ouvrage publié en 1152, l’abbesse, herboriste et musicienne allemande Hildegarde de Bingen partage les nombreuses visions qu’elle a depuis l’enfance. Elle décrit le cosmos sous la forme d’un œuf dont l’enveloppe extérieure ressemble à un feu étincelant (que l’on peut relier autant aux flammes de l’enfer qu’à la lumière divine) et à l’intérieur duquel le soleil, la lune et les étoiles, ayant l’apparence de fleurs, sont plongé·es dans la nuée sombre qu’est l’éther. L’Univers y est décrit comme « une formation géante ronde, imprécise » qui « s’affine vers le haut comme un œuf ». Au milieu du monde, la Terre est représentée sous la forme d’un globe composé de l’eau et de l’air. D’après Hildegarde de Bingen, le feu tient une place primordiale. C’est une étincelle qui a donné vie à l’humain, créant l’âme des quatre éléments : « Le feu l’excita, l’air l’anima et l’eau le pénétra de part en part. L’âme de l’homme est ignée [faite de feu]. » Une forme ovoïdale qui nous rappelle aussi les mandorles (dont l’origine du mot vient pourtant de « amande ») chrétien·nes dont l’analogie à la vulve n’est pas étrangère. Sous sa coquille infranchissable, c’est l’image d’un·e saint·e ou de la vierge et de l’enfant qui se révèle comme un trésor. Une représentation qui laisse penser que la vraie lumière divine n’est pas corporelle ou superficielle mais intérieure, comme l’explique l’Encyclopédie des symboles (1996).
Mais au fond, qu’est-ce qui est apparu en premier : l’œuf ou la poule ? Bien que cette dernière ne puisse pas voler, l’oiseau est le seul animal à pouvoir passer du ciel à la terre – si nous oublions les insectes. Ses ailes somptueuses inspirent les anges chrétiens et soulignent son caractère céleste dans l’imaginaire collectif. Il connaît aussi les chemins les plus courts. D’ailleurs de nombreuses divinités se métamorphosent en oiseau, comme c’est le cas d’Athéna en chouette. Des femmes aux attributs d’oiseau se retrouvent depuis les temps archaïques, jusqu’au Paléolithique, dans les grottes de Lascaux, de Pech Merle ou encore d’El Pindal. Des figurines de femmes-oiseaux ont ainsi été retrouvées par l’archéologue Marija Gimbutas auprès statuette « Déesse Mère », que l’on appelle aussi « Grande Déesse » ou « Vénus ». Ces figures aux fesses et aux seins proéminents sont toutes deux associées à l’eau, source de vie, et rappellent leur symbolique de fertilité.
Dans de nombreuses cultures, l’oiseau symbolise l’esprit, l’âme, et assure son voyage vers l’au-delà, tout comme il assure son retour à la vie grâce à l’œuf. Pourtant, l’oiseau n’est pas le seul à être ovipare : les amphibiens (batraciens), les insectes, les araignées, de nombreux reptiles et les poissons pondent aussi des œufs. Pour certain·es autochtones du nord du Canada, comme les Iroquois, les Lenapes, les Sioux et les Hurons, la Terre est née d’une tortue émergeant des flots. Sa carapace, arrondie, porte ainsi la Terre entière. Un récit que l’on retrouve chez les peuples altaïques, turcs ou mongols d’Asie centrale. Mais bon nombre de ces récits ont aussi été récoltés et déformés par les colons. Ces mythologies, transmises de génération en génération par voie orale, n’ont peut-être pas tant su résister aux influences monothéistes et chrétiennes. Des récits qui parlent davantage de ceux qui les récoltent que de ceux qui les partagent, comme l’évoque l’historien Samir Boumediene.
Autour de l’œuf, c’est toute cette symbolique du tournoiement qui se manifeste. Le cycle des saisons qui suivent le voyage du soleil autour de la Terre et rythment la vie des végétaux et des animaux, et donc des humain·es. Les noyaux et les graines des arbres qui, caché·es à l’intérieur d’un fruit pour certaines espèces, nous assurent de manger à notre faim et de boire à notre soif. Les cycles menstruels font écho aux cycles lunaires et sont source de vie. L’ovule est un œuf et les testicules en rappellent la forme. La position du fœtus renvoie elle aussi à cette forme ovoïde. Et on la retrouve jusqu’à la plus petite partie d’un corps simple qu’est l’atome, composé d’un noyau, dont la forme nous évoque la Terre et les planètes que nous connaissons. Et malgré ce désir d’éternité et d’immortalité qui l’accompagne depuis la nuit des temps et l’invite à l’humilité, l’humain·e est aujourd’hui convaincu qu’iel avance en ligne droite. L’œuf ne devient alors qu’un objet parmi d’autres dans une course contre la montre effrénée, presqu’ensorcelée, vers un autre mystère : celui du profit et de la rentabilité.
Parce que si nous goûtons à l’abondance, aujourd’hui, ce n’est pas pour le plaisir de tou·tes. Deux mille milliards d’œufs sont consommés dans le monde par an, dont 14,8 milliards en France. En Belgique, nous mangeons trois fois plus d’œufs que nous n’en produisons : 224 millions d’œufs sont ainsi produits par an pour une consommation évaluée à 600 millions. Une demande qui force à l’élevage industriel. Dans certaines productions, 17 à 22 poules sont élevées par mètre carré. Afin de les préserver de certaines maladies, elles sont nourries aux antibiotiques lorsqu’elles ne sont pas boostées aux hormones pour les faire grossir plus vite, comme c’est le cas en Chine et aux États-Unis. Sans parler des pesticides qui se retrouvent dans les céréales qu’on utilise pour les nourrir. Si certains emballages nous assurent qu’elles sont élevées en plein air (un gage de santé et de bonheur, pour les animaux ?), ce label s’applique plutôt au fait que les portes de ces hangars soient ouvertes. La plupart des poules n’ont jamais connu que leur hangar et n’osent donc pas s’aventurer vers l’extérieur. Des conditions de travail et une nécessité à la rentabilité qui, pour les agriculteur·rices aussi, sont éreintantes et méprisantes. Ce décalage ne fait que renforcer la rupture qui se joue entre les conditions de production et de consommation.
Des conditions d’élevage qui n’assurent pas aux œufs que nous mangeons la richesse énergétique d’antan. Bien qu’il soit à la base de multiples pâtisseries et autres gourmandises dont notre corps se passerait finalement bien, l’œuf est à lui tout seul une véritable mine d’or. Riche en calcium et en vitamine D, il assure la santé des os qui sont la structure, la charpente de notre corps. La moelle osseuse est, quant à elle, garante de la production des globules rouges, des globules blancs et des plaquettes dont le rôle est, entre autres, de transporter de l’oxygène vers nos organes ou de défendre notre organisme contre les agressions extérieures. Si nous ne pouvons pas nous assurer qu’il est à l’origine de l’univers, il est un monde à lui tout seul, qui donne vie à notre corps, à ses montagnes, ses grottes, ses lacs et ses forêts.
Tout comme la science n’est pas encore parvenue à s’accorder sur l’origine de la Terre ni à remonter jusqu’au Big Bang, de nombreux mystères subsistent donc quant à savoir si l’œuf est, oui ou non, à l’origine de notre existence. N’est-ce pas ce grand mystère qu’il nous faut aussi accepter… et respecter ? L’œuf est aussi une protection, un cocon dans lequel se blottir. Un espace où muer, se transformer et, comme une renaissance. Dans le tarot de Marseille, l’arcane majeure numéro 2 porte le nom de « la Papesse » (aussi connue comme « la Grande Prêtresse »). Elle couve un œuf blanc, qui rappelle lui-même son visage. On le retrouve aussi sur plusieurs autres cartes. Pour Marianne Costa et Alejandro Jodorowsky* [un avertissement a été ajouté en bas de page], cette double gestation, de cet œuf et d’elle-même, prépare à l’éclosion de la sagesse et de la connaissance qui mûrit en elle. Son corps et son esprit sont indubitablement liés. Ils portent en elle un rêve d’accomplissement dans le monde. Et si, finalement, l’accomplissement ne passait pas d’abord par percevoir autrement notre interaction avec « notre » environnement ? À respecter ses cycles, ses saisons et ses temporalités ? Un regard qui nous invite forcément à ralentir et laisse davantage de temps à l’émerveillement. Et sur les bons conseils d’Eurynomé profitons-en aussi pour danser, rire et chanter !
Merci à Solène Peynot et Antoine Pasqualini pour leur relecture et conseils. N’hésitez pas à m’écrire vos retours et références. Et si vous souhaitez soutenir mon projet, partagez-le ! À bientôt !
* Note du 10/05/22 — J’apprends à l’issue de la publication de cet article que l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky encourage, dans plusieurs de ses interviews, la culture du viol et se vente d’avoir eu des comportements violents à l’égard d’une de ses actrices. Je m’oppose fermement à ces agissements. Le travail qu’il a réalisé avec Marianne Costa sur l’histoire et l’analyse du tarot reste néanmoins considérable. Iels ont contribué à l’étude approfondie d’un savoir ancestral. Il me semblait important de ne pas invisibiliser ce travail réalisé en binôme. Cette mise en contexte est donc nécessaire et me permet d’insister sur le fait qu’un savoir reste situé et imprégné du système dans lequel il s’inscrit.
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Références bibliographiques :
• Dubravka Ugrešić, Baba Yaga a pondu un œuf (Bourgois éditions, 2021)
• Elias Lönnrot, Kalevala (1835)
• Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain (1984)
• Hildegarde de Bingen, Scivias (1152)
• Samir Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750) (Éditions des Mondes à faire, 2016)
• Marianne Costa et Alejandro Jodorowsky, La Voie du tarot (2004)
• Collectif, Encyclopédie des symboles (Livre de poche, 1996)
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