Musicienne depuis l’enfance, j’ai réalisé en 2016 un mémoire de fin d’études sur la place des femmes dans les musiques électroniques. Pour récolter les différents témoignages qui ont façonné cette recherche, j’ai fait la rencontre de musiciennes qui, malgré les différences d’âge, m’ont permis d’observer qu’il existait des liens entre nos parcours, qu’il s’agisse de nos expériences ou de nos doutes. Six ans plus tard, davantage de voix se sont élevées, en partie grâce aux réseaux sociaux. Elles permettent d’exposer et de comprendre encore plus clairement les dynamiques structurelles qui influencent nos expériences individuelles. Ces prises de parole ont aussi été nourries par les sororités qui se sont formées, de manière visible ou souterraine, pour prendre soin, légitimer et affirmer le déploiement de ces voix. Avec ce texte, ce sont surtout ces liens tissés que je veux raconter ; leur rôle, leur importance, parfois aussi leur difficulté mais toujours leur fertilité.
→ Ce texte accompagne une conférence qui a été présentée aux Rencontres Trans Musicales de Rennes le 10 décembre 2022. Il a été commandé par l’Association Trans Musicales en partenariat avec les Champs Libres. Il a également été publié sur le site internet des Trans Musicales. La version audio de la conférence est disponible dans le lecteur ci-dessous ou sur SoundCloud.
→ En couverture de cet article, une photo de The International Sweethearts of Rhythm dans les années 1940.
La construction d’un imaginaire
Depuis quelques années maintenant, le mot « sororité » revient peu à peu à nos oreilles. Il est issu du latin sororitas, qui signifie « sœur » mais se rapporte plus communément à une organisation religieuse. Son pendant masculin, « fraternité » revêt quant à lui davantage de sens : en plus d’être lié lui aussi à une communauté religieuse, il désigne la relation de parenté qui unit les enfants d’une même lignée mais aussi des relations privilégiées entre personnes qui se réunissent d’un point de vue informel ou professionnel. Derrière ces fraternités, s’activent de véritables microcosmes. Réunies entre paires, les personnes invitées ou initiées se partagent des bons procédés dans une volonté de soutien et d’entraide. Une transmission qui se déploie dans différentes couches sociales et dont de nombreuses nations se font les représentantes, la France en tête de liste. En récupérant un terme qui, à l’origine, désigne plutôt un lien biologique, se met en place un contrat, plus ou moins tacite, qui invite au dévouement et à la loyauté. Ce qui unit ces frères, c’est avant tout leur humanité et tout comme homme est devenu un terme neutre qui englobe l’humanité, fraternité relie tou·tes les humain·es. Du moins dans le récit.
Le rôle du langage dans la construction de nos imaginaires est fondamental. La langue française s’est construite sur la distinction entre le féminin et le masculin, sans hiérarchisation particulière. Or, une masculinisation de la langue s’est imposée au fil du temps, forçant la disparition de nombreux mots comme autrice, philosophesse ou doctoresse qui attestent pourtant de la présence de femmes à ces positions1. Nommer, c’est faire exister. Certains termes, comme sororité, laissent ainsi un vide béant au cœur des conversations. Que dit-on ? Une fraternité de femmes ? Pourtant, ces sororités, comme ces professionnelles, ne cessent d’exister, elles sont juste sous-entendues.
Une langue codifiée
Pour mieux saisir ce processus, je me permets un petit bon en arrière. Avant le XVIIe siècle, la question de l’écriture de la musique n’était pas pas si importante, comme l’orthographe. Il s’agissait prioritairement de retranscrire les sons. Il faut dire que les langues et les pratiques musicales étaient nombreuses et variées, riches de dialectes et de patois, témoins des paysages et des cultures diverses des régions qui les abritent. Les musiques improvisées sont alors les plus valorisées. Les savoirs et les traditions se transmettent grâce à une oralité structurée2. Nous savons que des communautés de femmes pratiquent la musique dont celle qui accompagne la célèbre poétesse Sappho, sur l’Île de Lesbos3 en Grèce. Nous ignorons ce qui, concrètement, motive la mise en place de cette sororité. Nous n’avons gardé aucune trace de ces musiques hormis certains textes (était-ce des poèmes ou des chants ?) de la poétesse qui ont malgré tout résisté à l’emprise du temps (mais pas à celle de l’homme4). Ce n’est pas anodin puisque le grec, ainsi que le latin originaire de Rome, sont à cette époque le siège des modes les plus respectées et imitées. Ces langues se sont déployées sur tout le continent européen jusqu’aux frontières de l’Orient, et accompagnent aussi une dynamique coloniale, économique et culturelle.
Avec l’édit de Milan, en 313 après J.-C., l’Empire Romain signe les prémices de sa christianisation. Aux conceptions grecques et latines s’ajoutent des notions judéo-chrétiennes qui tissent la toile de la pensée occidentale dont nous héritons. Les moines copistes, ces fraternités consacrées à la réécriture de la bible, deviennent les véritables fourmis ouvrières de cette diffusion sur tout le territoire européen. La musique sacrée, en plus d’assurer une connexion avec le monde céleste, ancre cette mythologie dans les esprits. Au XIIIe siècle, les femmes de la noblesse, afin d’éviter des mariages arrangés, s’empressent de rejoindre les communautés formées par Hildegarde de Bingen. Elles peuvent ainsi pratiquer la musique en toute liberté. Cette dévotion offre ainsi à l’abbesse un accès à l’histoire musicale écrite. Cela n’empêche pas pour autant ces sororités et ce succès d’être vus d’un mauvais œil par ses pairs religieux.
C’est aussi à ce moment que les partitions se généralisent. À la Renaissance, l’écriture de la musique, comme le solfège, devient centrale dans l’apprentissage musical. Les répertoires se complexifient, notamment grâce à la musique baroque, et réservent leur accès à une élite qualifiée. Or, les conservatoires et les écoles de musique ne sont pas mixtes. Un processus qui s’observe aussi dans l’institutionnalisation de la langue française. Au XVIIe siècle, le Cardinal de Richelieu fonde l’Académie Française, une fraternité qui réunit des hommes blancs catholique noble et/ou bourgeois. Cette institution édifie alors un certain nombre de règles qui forment l’orthographe. Cette dernière se définit comme un moyen de distinguer « les gens de lettres des ignorants et des simples femmes »5. De nouvelles conventions s’ajoutent par la suite comme « le masculin l’emporte sur le féminin ». Le langage et la musique sont immatériels, en évolution permanente. L’orthographe et les partitions ne font que les encadrer et les segmenter. Deux groupes d’individus sont donc distingués : d’un côté, les gens de pouvoir, qui possèdent le code, de l’autre celleux qui n’y ont pas accès. On peut l’affirmer sans prendre trop de risque, l’écriture, qu’elle soit musicale ou langagière, est devenue un objet de pouvoir. Ce n’est que récemment qu’est ressorti des caisses poussiéreuses cachées au fond du grenier le mot sororité. Quantité d’anciens et de nouveaux mots ne demandent eux aussi qu’à être adoptés. Adelphité en fait partie : issu du grec adelphós (« utérin »), il désigne un lien de parenté sans distinction de genre. C’est, pour certain·es, un véritable soulagement. Alors, qu’est-ce qui nous résiste concrètement à l’accueillir ?
Un héritage binaire
Du fait de ces règles et ces codes induits, transmis et répétés au fil du temps, nous sommes les dignes disciples de ce modèle binaire, l’un des piliers de la pensée occidentale. S’ajoute à cela une morale judéo-chrétienne qui fait office de loi, sous couvert de vérité, baignant nos ancêtres dans un imaginaire nourri des notions de honte et d’interdit. « Hommes » et « femmes » sont ainsi distingués, séparés en deux catégories, et on leur associe les notions de « féminin » et de « masculin ». Au masculin est attribué l’objectivité, la connaissance, le savoir, la raison, la culture, indices de supériorité. Le féminin, de son côté, se voit encadré des notions de nature, de subjectivité, de corps et d’émotion. Les femmes, pour qui il serait bon d’être qualifiées de « féminines », sont jugées sensibles, fragiles, douces et donc faibles, incultes voire inexistantes sans la nécessaire assistance de l’homme. Celles qui résistent à cette assimilation sont réputées « masculines », « homasses » voire « hystériques », un mot lui aussi créé pour la cause : issu du latin du mot utérus, il qualifie un état de folie provoqué par les organes génitaux de la femme qui prennent possession de son esprit et de sa raison. Les femmes se retrouvent ainsi soumises à l’autorité de leur père puis de leur mari pour n’importe lesquels de leurs faits et gestes et ce jusqu’à très récemment — nos mères et nos grands-mères sont là pour en témoigner. Leur expressivité se réduit à leur apparence, on leur demande d’être séduisantes, charmantes et délicates, une limite ténue qui leur impose aussi de rester dans les rangs. Elles sont invitées à être au service des hommes, et à le rester.
Ces règles ont été formulées et transmises par des fraternités religieuses puis par des fraternités académiques, des espaces auxquels les femmes n’avaient pas accès. Elles ont par la suite été archivées et maintenues comme irréfutables par ces mêmes communautés. Il ne s’agit pourtant que de mots. L’écriture offre le privilège de créer l’histoire. Les femmes sont ainsi chassées des positions de savoir et de pouvoir dans tous les domaines, dont celui de la musique. La sociologue Hyacinthe Ravet observe que la technique musicale est devenue un outil masculin, tout comme la composition6. Elles exigent une maîtrise de soi et de l’outil, et donc de l’objectivité et de la logique, des compétences considérées comme masculines. Certains instruments ou pratiques musicales, parce qu’elles mettent le corps à distance et qu’elles permettent à leur praticienne de rester charmante et séduisante, sont considérées comme féminines, comme le piano, la flûte, le chant ou la danse. Elles assurent à leurs praticiennes de bons mariages mais leur professionnalisation est inenvisageable. Susan McClary a quant à elle mis en lumière le fait que les répertoires mineurs, parce que plus émotifs, nostalgiques et délicats, sont eux aussi qualifiés de féminins7. La musique est ainsi sexuée.
Aujourd’hui, nous nous retrouvons toujours dès l’enfance orienté·es vers certains centres d’intérêts plutôt que d’autres. Olivier Donnat a ainsi pu montrer que le chant et la danse sont majoritairement investies par les filles, tandis que les garçons sont stimulés à pratiquer le bricolage, les jeux vidéos ou les instruments de musique qui nécessitent une médiation par un objet technique8. Nous nous excluons mutuellement pour nous réunir entre pair·es et formons, dès notre jeunesse9, des dynamiques de fraternité et de sororité. D’un côté, les hommes développent davantage d’expérience et d’habileté dans les domaines techniques10, ce qui influence leurs futurs choix de métier et prolonge cette séparation à l’âge adulte. Les qualités jugées « féminines » font que les femmes se tournent quant à elle vers des professions liées à l’éducation, au soin et au social, qui perpétuent aussi les domaines dits « féminins », que l’on peut qualifier de « maternités symboliques »11. Ces métiers, en plus d’être globalement moins bien rémunérés, subissent une forme de mépris. De la même manière, les pratiques musicales dites « féminines » sont dévalorisées. Le chant, par exemple, est considéré comme étant naturel puisqu’issu du corps. Il n’exigerait pas de technique, et donc pas de savoir-faire. Dans le jazz, une étude en 2011 souligne que 65% des professionnelles sont chanteuses et seulement 4% instrumentistes12. Cette différenciation sexuelle et ces socialisations différenciées forcent ainsi de nombreuses personnes à façonner leur identité sur la base de ces critères et à répondre aux attentes qui en découlent.
L’entre soi
Dans le secteur musical, les postes de direction et de programmation, comme les métiers de la technique ou tout simplement artistiques, sont plus que majoritairement occupés par des hommes. De nouveaux entre-soi se créent alors et poursuivent cette logique de fraternité. Ce sont des espaces où se réunir et partager pratiques et bons plans. Ils leur permettent à la fois de s’entraider, de se soutenir, de s’assurer de la sécurité et une place à long terme dans le secteur. Et si ces lieux de réunions sont concrets, en fédération ou en association, ils sont aussi plus implicites lors de rencontres informelles, invités autour d’un verre ou à l’occasion d’une fête. L’accueil artiste, l’administration et la communication sont pour leur part plus généralement occupés par des femmes, laissant aux femmes les rôles de soin et de service.
La sociologue Myrtille Picaud observe qu’à Berlin, où la sphère militante est tolérée et le travail de programmation se fait de manière plus horizontale, les artistes programmé·es sont plus diversifié·es qu’à Paris. Dans la capitale française, les programmateurs, souvent solitaires, font appel à leur entourage pour défricher et cultivent ainsi une dynamique d’entre-soi qui se reflète dans les choix de programmation. Bénédicte Briant-Froidure constate pour sa part que les femmes, lorsqu’elles sont programmatrices, sont généralement plus présentes dans des plus petits lieux, c’est-à-dire en moyenne moins de 700 places. Lors des entretiens que j’ai mené pour mon mémoire sur la place des femmes dans les musiques électroniques15, Alexandre Stevens, le programmateur du Dour Festival, m’a fait part d’une observation intéressante. Les études statistiques menées par le Festival sur les choix de programmation de leur public montrent que les artistes femmes ou qui se reconnaissent comme telles sont plus souvent proposées par des festivalières. Si nous partons de ce constat et de l’éventualité que nous écoutons ce qui nous ressemble, les artistes qui se reconnaissent comme femmes et les personnes minorisées sont ainsi renvoyées aux espaces intermédiaires16.
Les modèles masculins, à la fois professionnels et artistiques, sont aussi une norme à imiter et à reproduire. Ils se renforcent d’une forme de mépris du « féminin ». De nombreuses femmes, pour s’intégrer dans ces fraternités, doivent consentir à ces codes. Elles sont encouragées à se fondre et à se masculiniser pour être tolérées. Une stratégie qui se joue le plus souvent au détriment de leurs paires. Elles contribuent dès lors au renforcement de ces mécanismes et à la perpétuation de ses violences sexistes. Une scission qui permet à ce système de se maintenir et qui pourrait aussi être instrumentalisée dans ce but.
Si ces fraternités ne sont pas formellement interdites aux femmes ou aux personnes minorisées, d’innombrables obstacles ne peuvent qu’influencer leur découragement à les intégrer. Quantité de femmes ou personnes non-binaires se retrouvent ainsi à déployer des stratégies pour se faire une place dans le milieu et intègrent des mécanismes d’autocensure. Et de la même manière que ce modèle dichotomique laisse peu voire aucune place aux entre-deux, cela force les personnes minorisées à sans cesse s’ajuster, se dévoyer, s’oublier pour être tolérées. Cela n’est pas sans conséquences puisque de nombreux impacts s’observent concrètement sur la santé physique et mentale des personnes concernées. Cela touche aussi la scène musicale et son effervescence créative. Comme l’observe Sarah Schulman, c’est une gentrification des esprits17 qui efface l’enrichissement symbolique que peut apporter cette diversité.
Des collectives
Les fraternités ont servi de levier pour de nombreux hommes et les aident encore à s’assurer des privilèges. Elles ont fondé notre société actuelle et le milieu de la musique tel que nous le connaissons. En parallèle, des sororités se sont déployées mais dans un autre but, celui de vivre voire de survivre dans un système discriminant. De nombreuses collectives de musiciennes ont ainsi vu le jour afin de se mobiliser et d’agir contre ces discriminations. Dans une démarche militante ou non, elles sont une stratégie d’encouragement et de renforcement personnel.
Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux facilitent l’organisation de ces regroupements. En se dégageant des barrières géographiques ou sociales, ils permettent à de nombreuses femmes ou se reconnaissant comme telles, d’échanger sur leurs véritables intérêts et de trouver des alternatives. Elles ont pu se retrouver dans un endroit sécurisé, partager leurs expériences, leurs ressentis ou tout simplement leurs créations sans contraintes. Pour beaucoup, ces sororités sont une assurance de vie et de survie au sein du milieu. Elles offrent de l’écoute, de la légitimité et de la force collective. Parmi ces collectives, l’on peut citer entre autres female:pressure, Shesaidso, Loud’Her ou Fair-Play.
Sur cet exemple, de nombreuses initiatives en non-mixité ont vu le jour ces dernières années. Des groupes de parole pour témoigner des difficultés traversées ont maintes fois fait leurs preuves et confirment leur rôle de soin. Des ateliers ou des formations aux outils techniques s’organisent et permettent d’enrayer certains mécanismes, comme l’autocensure ou le sentiment d’illégitimité, qui reviennent très souvent dans les espaces mixtes. Des programmes de mentorat, portés au niveau national18 mais aussi européen19, confirment leur utilité, tant pour les mentorées que pour les mentors qui gagnent elles aussi en assurance. Les programmations non-mixtes20, lorsqu’elles ne sont pas des moyens de marketing, permettent quant à elles de donner davantage de visibilité aux projets portés par des artistes femmes et/ou marginalisées.
Si les espaces qui n’incluent que des hommes nous paraissent normaux, l’inverse est jugé clivant, excluant ou communautariste lorsqu’elles ne sont pas considérées comme insignifiantes, puériles ou niaises. Ces projets sont pourtant fréquemment salués par les personnes concernées et leur utilité est manifeste. En pensant sur le long terme, ces sororités servent de leviers pour enrayer un système sexiste et aident à remplacer le cercle vicieux par un cercle vertueux.Elles permettent d’envisager une mixité plus juste. Elles font pourtant toujours débat. Lorsqu’elles sont tolérées, les sororités les plus médiatisées et respectées sont celles qui réunissent des femmes blanches, aisées et hétérosexuelles. Elles ont été les premières à être soutenues et institutionnalisées, jugeant ainsi de l’intérêt de leurs propres priorités politiques. Inscrites dans le digne héritage de ce système, elles ont malheureusement trop souvent lissé les rapports de pouvoir et contribué à l’invisibilisation des marges.
Une polyphonie
Parce qu’en plus de la distinction homme et femme, féminin et masculin, s’ajoutent d’autres distinctions : le racisme (qui affirme la supériorité des personnes blanches), le classisme (qui distingue le riche du pauvre), le validisme (qui différencie le normal de l’anormal), l’homophobie (qui oppose l’hétérosexualité et l’homosexualité), pour ne citer qu’elles. De nombreuses personnes se situent malgré elles à l’intersection de ces discriminations, cumulant les stéréotypes et les obstacles. Dans le milieu musical, l’élévation sociale de nombreuses femmes ou leur professionnalisation n’a pu se réaliser que grâce à l’assistance de femmes précarisées, pour la plupart racisées, qui ont pris le relai des tâches qui leur étaient assignées jusqu’alors (soin de la maison et des enfants, notamment21). Mais ces femmes n’ont pas eu accès à la reconnaissance et au soutien de leurs paires, ni de personne d’ailleurs.22
La sororité n’est pas donnée. Elle reste un mécanisme politique et nécessite un véritable (ré)apprentissage. Fondée sur un plaisir, celui d’être entre femmes, elle témoigne d’un besoin : être nourrie par la force collective alors que jusqu’alors, ces femmes étaient isolées et opposées. Mais ses contours restent particulièrement poreux. Même en connaissance de cause, dans des espaces intimes et bienveillants, les violences systémiques se reproduisent. Elles forcent parfois l’exclusion, de manière consciente ou inconsciente, de personnes déjà marginalisées.23
Écouter les sororités, c’est entrevoir leur polyphonie. Elles s’accordent au pluriel. Il s’y joue de nombreuses frictions et des divergences. S’y réunissent des personnes aux parcours blessés voire traumatisés. Ces rencontres peuvent donc être difficiles, complexes, violentes. Surgit alors le paysage d’une réalité plurielle, vivante et fertile qui, à terme, peut donner lieu à des coalitions conflictuelles24, nourries de dialogues et d’échanges. C’est peut-être en accueillant et en acceptant ces diversités et leur rugosité qu’une unité peut s’exprimer et contribuer à la transformation de ce système discriminant.
Brève histoire des sororités de la musique
Ce n’est pas parce que des femmes sont réunies entre elles qu’elles forment forcément une sororité. En séparant socialement les hommes des femmes, de nombreuses sororités ont ainsi été imposées. Nous connaissons généralement l’histoire de la musique sous un angle très réduit, celui de la professionnalisation ou de l’étude savante, ce qui retire aussi une forme de puissance et de souveraineté à leurs praticien·nes. Or, les femmes et personnes minorisées sont très nombreuses à être présentes dans les pratiques « amatrices ». Nous n’avons finalement que très peu de traces de ces pratiques qui étaient orales. Là où les fraternité ont accès à l’éternité de l’écrit, les sororités sont soumises à l’éphémère de l’oralité.
Malgré tout, ces pratiques ont longtemps accompagné le quotidien, comme les chants de lavandières pour aider à battre le linge. Elles ont éduqué et pris soin, comme les berceuses ou les tarentelles. Elles ont diverti et relié, comme les jeux de gorge inuits. Elles ont témoigné des vies et des drames, comme à Ouessant lorsque les marins partaient ou mourraient en mer. Emportées dans les valises, elles racontent aussi des exils choisis ou forcés et les aident à se retrouver, se soutenir et se souvenir. Elles peuvent ainsi se rappeler de leurs racines ou échanger sur leurs conditions de vie commune (solitude, difficultés conjugales et blessures personnelles), comme la chorale « berbère » de Bagnolet.
Des sororités ont également été imposées dans les écoles et, en particulier, les conservatoires qui étaient non-mixtes. Dès le XXe siècle, en Occident, ces barrières s’abaissent peu à peu et permettent aux femmes de prétendre à une carrière musicale même si elles sont confrontées à de nombreuses normes et intimidations. En 1925, la pianiste, compositrice et chanteuse afro-américaine Lil Hardin Armstrong dirige son propre orchestre au Harlem Opera House. Il est entièrement composé de femmes. A cette même époque, de nombreuses formations apparaissent aux États-Unis, comme le Darling Saxophone Four mené par Eva Darling, The Ingenues, Helen Lewis and her All Girl Jazz Syncopators ou The Schuster Sisters. Elles troublent ainsi plusieurs normes : en plus d’être instrumentistes, elles s’approprient les instruments à vent, considérés jusqu’alors comme masculins. Sans surprise, ces orchestres accompagnent les vaudevilles et les premiers films sonores, des genres assez peu valorisés. Comme pour la plupart des musiciennes, les traces enregistrées et archives sont rares voire absentes26.
À la fin des années 1960, l’arrivée de la cassette audio démocratise les moyens d’écoute et d’enregistrement, ce qui multiplie le nombre d’auditrices. Le rock’n’roll popularise la guitare et la basse. Davantage de compositrices émergent et servent de modèles à une nouvelle génération de musiciennes. Elles leur permettent de s’identifier et de se projeter dans le monde de la musique de manière active27.Parmi elles, The Slits, The Runaways, Betty Davis ou Patti Smith. En choisissant de ne s’entourer que de femmes sur scène, elles peuvent contrôler la production de leur musique du début à la fin. Elles peuvent composer, interpréter et jouer les instruments qu’elles veulent, sans contrainte et se libèrent ainsi du regard et du joug masculins.
Mais l’industrie musicale reste aux mains des hommes. Une hégémonie qui impacte à la fois le travail et la renommée des musiciennes, ce qui amène un grand nombre d’entre elles à abandonner et pousse d’autres à la révolte. La musique devient alors un moyen de dénoncer les violences dont elles font l’objet et de réclamer leur place. Parmi elles, les riot grrrls, dont les emblématiques Bikini Kill, mettent la sororité au cœur de leur démarche. Elles s’inscrivent dans la philosophie punk tout en dénonçant ses interprétations masculinistes. À l’aide de fanzines et d’événements non-mixtes, elles s’émancipent des moyens de diffusion classiques pour visibiliser les artistes femmes tout en affirmant un discours politique, féministe et social. En retournant les stéréotypes sexistes pour mieux les déconstruire, elles réclament leur droit à la colère et à la violence28.
Dans les années nonante, la démocratisation des moyens d’écoute entraîne une hyper-capitalisation de la musique, illustrée par des festivals colossaux et des concerts grandioses. L’impact sur les carrières musicales de femmes se fait ressentir. Leur présence est décuplée mais les maisons de disque les transforment en produit marketing. Ce processus, soutenu et renforcé par les médias, les formatent pour le regard masculin. Leurs carrières sont conditionnées lorsqu’elles ne sont pas méprisées et caricaturées en tant qu’artistes. Si les girls bands plus politisés continuent à se déployer dans les marges, les Spice Girls naissent en plein cœur de la pop music. Bâti sur la notion de sororité, elles ont battu les records de vente et servi de modèle à toute une génération de jeunes filles. Elles l’ont fait en hackant ce système : elles ont résisté à l’influence de leurs labels pour choisir elles-mêmes la direction de leur projet. Elles ont affirmé leur personnalité, leur émancipation et leur sexualité de manière personnelle tout en étant unies. Leur sororité, personnelle et singulière, leur a permis de s’affirmer et de résister dans un système bien huilé.
D’une même voix
Choisies ou non, les sororités sont là. Il ne reste donc qu’à l’accepter. Elles sont formées par ou contre des fraternités hégémoniques qui ont façonné la culture dans laquelle nous évoluons. Elles sont des pansements ou des volcans. Elles nous mettent face à cette misogynie intégrée et nous forcent à (ré)apprendre à agir en commun. Si elles deviennent menaçantes, ce n’est que pour témoigner de la suprématie des masculinités, le patriarcat, dont elles ne sont finalement que le résultat. Elles forcent les hommes à accepter de questionner leurs propres privilèges et, à terme, à les redistribuer. C’est peut-être là une première solution pour envisager un possible collectif, en adelphité, et repenser plus justement nos fondements dans la mixité.
Si notre premier réflexe est d’aller déterrer des figures du passé pour affirmer que ces modèles existent, il est important de se rappeler que nombre de ces artistes sont parmi nous aujourd’hui et déploient une énergie considérable pour se faire une place dans le monde de la musique. Cela nécessite aussi de regarder à la loupe et d’aller investir ces espaces intermédiaires foisonnants. Donner de la visibilité à ces artistes, c’est aussi témoigner de la diversité et de la pluralité de nos sociétés.
Dans son texte « Croire en la littérature »29, Dorothy Allison propose une réflexion : au moment de formuler un jugement sur une œuvre, et d’autant plus lorsque celle-ci est issue d’une personne minorisée, elle invite à se focaliser sur le positif. Il s’agit d’abord d’observer nos propres automatismes d’écrasement et d’y désobéir. Parce que ces normes restent construites. Soutenir les femmes et personnes minorisées exige d’être – entièrement – à l’écoute d’autres récits que ceux que l’on connaît habituellement.
Si les liens construits en sororité engagent à mettre de l’attention sur ce qui relie, et non pas sur ce qui sépare, cela invite aussi à accepter la multiplicité des expériences et des vécus et de les accueillir dans leur complexité. Parce qu’il existe autant de sororités que de femmes pour en témoigner. Posons d’autres bases, créons d’autres imaginaires. Un cheminement qui se fait finalement sans chemin, de manière vivante et mouvante.
Merci à Sarah Bouhatous et Nadine Plateau pour leurs conseils, références et regards.
Notes et références bibliographiques
1 Pour en savoir plus, je vous conseille le travail de l’historienne de la littérature et critique littéraire Éliane Viennot, notamment « Le langage inclusif : pourquoi, comment », Éditions iXe, 2018.
2 Le mot « mnémonique » est issu du grec ancien μνημονικός / mnêmonikós (« de mémoire »). De nombreux moyens sont ainsi mis en place pour permettre de mémoriser les récits, les savoirs et les histoires qui peuvent être particulièrement longs et complexes.
3 L’île de Lesbos est à l’origine du mot « lesbienne ». Rien ne confirme pour autant qu’elles étaient véritablement lesbiennes.
4 « L’égal des dieux », un poème composé par Sappho au VIIe siècle av. J-C, se heurtera à de nombreuses traductions au fil des époques. Cent et une de ces versions ont été réunies par Philippe Brunet dans un ouvrage publié aux Éditions Allia en 2018.
5 À ce sujet, je vous conseille la BD « La faute de l’orthographe: la convivialité » qui illustre la pièce de théâtre / conférence d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (Textuel, 2017).
6 Hyacinthe Ravet en parle notamment dans son ouvrage Musiciennes : enquête sur les femmes et la musique, Éditions Autrement, 2011.
7 Susan McClary reprend le Dictionary of Music de Harvard, publié en 1970. Les cadences dites « féminines » sont considérées comme faibles, anormales et subjectives, tandis que les cadences « masculines » sont fortes, normales et objectives. Susan McClary, Ouverture féministe. Musique, genre, sexualité, Paris, Philharmonie de Paris, coll. La rue musicale, 2015 [1991].
8 Olivier Donnat, « La féminisation des pratiques culturelles », dans Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2005.67891011121314158 Olivier Donnat, « La féminisation des pratiques culturelles », dans Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2005.
9 Marie Fortier, « Les musiques actuelles : des métiers fonctionnellement sexués ? », Mémoire professionnel d’Administration de la Musique et du Spectacle vivant, Université d’Evry-Val- d’Essonne, année académique 2012-2013.
10 Victoria Armstrong, « Techno, identité, corps : les expériences féminines dans la dance music », publié dans la revue Mouvements n°42, 2005.
11, 12 Hyacinthe Ravet, Musiciennes : enquête sur les femmes et la musique, Éditions Autrement, 2011.
13 Myrtille Picaud, Quand le genre entre en scène, Configurations professionnelles de la programmation musicale et inégalités des artistes dans deux capitales européennes dans Sociétés contemporaines (2020/3 N° 119 | pages 143 à 168)
14 Bénédicte Briant-Froidure, « Musiques actuelles : les femmes sont-elles des hommes comme les autres ? », Mémoire Direction de projets culturels, Université Pierre Mendès, année académique 2010-2011.
15 J’ai présenté mon mémoire qui s’intitule « L’électronique s’accorde-t-elle au féminin ? Une étude de la place des femmes dans les musiques électroniques » en 2016 à l’Université de Liège. J’en ai résumé les principales observations dans une publication d’éducation permanente accompagnée par le C.D.G.A.I. Vous pouvez la consulter via ce lien.
16 Je reprends ici le nom de l’ouvrage qui partage les entretiens de Julia Eckhardt et Éliane Radigue, édité par Julia Eckhardt en 2019.
17 Sarah Schulman, La gentrification des esprits, Éditions B42-104, 2018.
18 Le programme de mentorat Wah! est initié en 2019 par la FEDELIMA.
19 MEWEM (« Mentoring programme for Women Entrepreneurs in Music ») a été initié en France par la FELIN (Fédération des Labels indépendants) et s’est développé à l’échelle européenne avec le projet MEWEM Europa, destiné à favoriser le développement des compétences managériales des femmes et personnes non-binaires de l’industrie musicale dans plusieurs pays européens. Elle est financé par l’Union européenne dans le cadre de Music Moves Europe.
20 Les femmes s’en mêlent en France ou le Festival Voix De Femmes en Belgique
21 À ce sujet, je vous conseille le pamphlet de Deirdre English et Barbara Ehrenreich, Fragiles ou Contagieuses, Cambourakis, 1973/2016.
22 bell hooks l’évoque très bien dans le texte « Sororité » qui fait partie du recueil De la marge au centre : Théorie féministe, Cambourakis, 1984/2017.
23, 24Un Féminisme décolonial de Françoise Vergès, La Fabrique, 2019.
25 À noter que « berbère » n’est pas le terme utilisé par celleux qu’il nomme. Ce mot péjoratif vient de « barbare » et réduit à un seul terme des cultures variées et des populations dispersées dans différents pays. Il convient donc mieux d’utiliser les dénominations spécifiques, amazigh et kabyle, puisque ces femmes sont originaires du Maroc. Et cela même si les communautés se nomment très souvent berbères par souci de facilité, afin d’être identifiées par les personnes occidentales.
26 Kristin McGee le documente dans Some Liked it Hot: Jazz Women in Film and Television, 2009.
27 Bénédicte Briant-Froidure, « Musiques actuelles : les femmes sont-elles des hommes comme les autres ? », Mémoire Direction de projets culturels, Université Pierre Mendès, année académique 2010-2011.
28 Pamela Aronson, « Féministes ou postféministes ? », trad. française H. Boisson, dans Politix, n °109, 2015, pp. 135-158.
29 Dorothy Allison, Croire en la littérature dans le recueil de texte Peau (Cambourakis, 2015)
Musicienne depuis l’enfance, j’ai réalisé en 2016 un mémoire de fin d’études sur la place des femmes dans les musiques électroniques. Pour récolter les différents témoignages qui ont façonné cette recherche, j’ai fait la rencontre de musiciennes qui, malgré les différences d’âge, m’ont permis d’observer qu’il existait des liens entre nos parcours, qu’il s’agisse de nos expériences ou de nos doutes. Six ans plus tard, davantage de voix se sont élevées, en partie grâce aux réseaux sociaux. Elles permettent d’exposer et de comprendre encore plus clairement les dynamiques structurelles qui influencent nos expériences individuelles. Ces prises de parole ont aussi été nourries par les sororités qui se sont formées, de manière visible ou souterraine, pour prendre soin, légitimer et affirmer le déploiement de ces voix. Avec ce texte, ce sont surtout ces liens tissés que je veux raconter ; leur rôle, leur importance, parfois aussi leur difficulté mais toujours leur fertilité.
→ Ce texte accompagne une conférence qui a été présentée aux Rencontres Trans Musicales de Rennes le 10 décembre 2022. Il a été commandé par l’Association Trans Musicales en partenariat avec les Champs Libres. Il a également été publié sur le site internet des Trans Musicales. La version audio de la conférence est disponible dans le lecteur ci-dessous ou sur SoundCloud.
→ En couverture de cet article, une photo de The International Sweethearts of Rhythm dans les années 1940.
La construction d’un imaginaire
Depuis quelques années maintenant, le mot « sororité » revient peu à peu à nos oreilles. Il est issu du latin sororitas, qui signifie « sœur » mais se rapporte plus communément à une organisation religieuse. Son pendant masculin, « fraternité » revêt quant à lui davantage de sens : en plus d’être lié lui aussi à une communauté religieuse, il désigne la relation de parenté qui unit les enfants d’une même lignée mais aussi des relations privilégiées entre personnes qui se réunissent d’un point de vue informel ou professionnel. Derrière ces fraternités, s’activent de véritables microcosmes. Réunies entre paires, les personnes invitées ou initiées se partagent des bons procédés dans une volonté de soutien et d’entraide. Une transmission qui se déploie dans différentes couches sociales et dont de nombreuses nations se font les représentantes, la France en tête de liste. En récupérant un terme qui, à l’origine, désigne plutôt un lien biologique, se met en place un contrat, plus ou moins tacite, qui invite au dévouement et à la loyauté. Ce qui unit ces frères, c’est avant tout leur humanité et tout comme homme est devenu un terme neutre qui englobe l’humanité, fraternité relie tou·tes les humain·es. Du moins dans le récit.
Le rôle du langage dans la construction de nos imaginaires est fondamental. La langue française s’est construite sur la distinction entre le féminin et le masculin, sans hiérarchisation particulière. Or, une masculinisation de la langue s’est imposée au fil du temps, forçant la disparition de nombreux mots comme autrice, philosophesse ou doctoresse qui attestent pourtant de la présence de femmes à ces positions1. Nommer, c’est faire exister. Certains termes, comme sororité, laissent ainsi un vide béant au cœur des conversations. Que dit-on ? Une fraternité de femmes ? Pourtant, ces sororités, comme ces professionnelles, ne cessent d’exister, elles sont juste sous-entendues.
Une langue codifiée
Pour mieux saisir ce processus, je me permets un petit bon en arrière. Avant le XVIIe siècle, la question de l’écriture de la musique n’était pas pas si importante, comme l’orthographe. Il s’agissait prioritairement de retranscrire les sons. Il faut dire que les langues et les pratiques musicales étaient nombreuses et variées, riches de dialectes et de patois, témoins des paysages et des cultures diverses des régions qui les abritent. Les musiques improvisées sont alors les plus valorisées. Les savoirs et les traditions se transmettent grâce à une oralité structurée2. Nous savons que des communautés de femmes pratiquent la musique dont celle qui accompagne la célèbre poétesse Sappho, sur l’Île de Lesbos3 en Grèce. Nous ignorons ce qui, concrètement, motive la mise en place de cette sororité. Nous n’avons gardé aucune trace de ces musiques hormis certains textes (était-ce des poèmes ou des chants ?) de la poétesse qui ont malgré tout résisté à l’emprise du temps (mais pas à celle de l’homme4). Ce n’est pas anodin puisque le grec, ainsi que le latin originaire de Rome, sont à cette époque le siège des modes les plus respectées et imitées. Ces langues se sont déployées sur tout le continent européen jusqu’aux frontières de l’Orient, et accompagnent aussi une dynamique coloniale, économique et culturelle.
Avec l’édit de Milan, en 313 après J.-C., l’Empire Romain signe les prémices de sa christianisation. Aux conceptions grecques et latines s’ajoutent des notions judéo-chrétiennes qui tissent la toile de la pensée occidentale dont nous héritons. Les moines copistes, ces fraternités consacrées à la réécriture de la bible, deviennent les véritables fourmis ouvrières de cette diffusion sur tout le territoire européen. La musique sacrée, en plus d’assurer une connexion avec le monde céleste, ancre cette mythologie dans les esprits. Au XIIIe siècle, les femmes de la noblesse, afin d’éviter des mariages arrangés, s’empressent de rejoindre les communautés formées par Hildegarde de Bingen. Elles peuvent ainsi pratiquer la musique en toute liberté. Cette dévotion offre ainsi à l’abbesse un accès à l’histoire musicale écrite. Cela n’empêche pas pour autant ces sororités et ce succès d’être vus d’un mauvais œil par ses pairs religieux.
C’est aussi à ce moment que les partitions se généralisent. À la Renaissance, l’écriture de la musique, comme le solfège, devient centrale dans l’apprentissage musical. Les répertoires se complexifient, notamment grâce à la musique baroque, et réservent leur accès à une élite qualifiée. Or, les conservatoires et les écoles de musique ne sont pas mixtes. Un processus qui s’observe aussi dans l’institutionnalisation de la langue française. Au XVIIe siècle, le Cardinal de Richelieu fonde l’Académie Française, une fraternité qui réunit des hommes blancs catholique noble et/ou bourgeois. Cette institution édifie alors un certain nombre de règles qui forment l’orthographe. Cette dernière se définit comme un moyen de distinguer « les gens de lettres des ignorants et des simples femmes »5. De nouvelles conventions s’ajoutent par la suite comme « le masculin l’emporte sur le féminin ».
Le langage et la musique sont immatériels, en évolution permanente. L’orthographe et les partitions ne font que les encadrer et les segmenter. Deux groupes d’individus sont donc distingués : d’un côté, les gens de pouvoir, qui possèdent le code, de l’autre celleux qui n’y ont pas accès. On peut l’affirmer sans prendre trop de risque, l’écriture, qu’elle soit musicale ou langagière, est devenue un objet de pouvoir. Ce n’est que récemment qu’est ressorti des caisses poussiéreuses cachées au fond du grenier le mot sororité. Quantité d’anciens et de nouveaux mots ne demandent eux aussi qu’à être adoptés. Adelphité en fait partie : issu du grec adelphós (« utérin »), il désigne un lien de parenté sans distinction de genre. C’est, pour certain·es, un véritable soulagement. Alors, qu’est-ce qui nous résiste concrètement à l’accueillir ?
Un héritage binaire
Du fait de ces règles et ces codes induits, transmis et répétés au fil du temps, nous sommes les dignes disciples de ce modèle binaire, l’un des piliers de la pensée occidentale. S’ajoute à cela une morale judéo-chrétienne qui fait office de loi, sous couvert de vérité, baignant nos ancêtres dans un imaginaire nourri des notions de honte et d’interdit. « Hommes » et « femmes » sont ainsi distingués, séparés en deux catégories, et on leur associe les notions de « féminin » et de « masculin ». Au masculin est attribué l’objectivité, la connaissance, le savoir, la raison, la culture, indices de supériorité. Le féminin, de son côté, se voit encadré des notions de nature, de subjectivité, de corps et d’émotion. Les femmes, pour qui il serait bon d’être qualifiées de « féminines », sont jugées sensibles, fragiles, douces et donc faibles, incultes voire inexistantes sans la nécessaire assistance de l’homme. Celles qui résistent à cette assimilation sont réputées « masculines », « homasses » voire « hystériques », un mot lui aussi créé pour la cause : issu du latin du mot utérus, il qualifie un état de folie provoqué par les organes génitaux de la femme qui prennent possession de son esprit et de sa raison. Les femmes se retrouvent ainsi soumises à l’autorité de leur père puis de leur mari pour n’importe lesquels de leurs faits et gestes et ce jusqu’à très récemment — nos mères et nos grands-mères sont là pour en témoigner. Leur expressivité se réduit à leur apparence, on leur demande d’être séduisantes, charmantes et délicates, une limite ténue qui leur impose aussi de rester dans les rangs. Elles sont invitées à être au service des hommes, et à le rester.
Ces règles ont été formulées et transmises par des fraternités religieuses puis par des fraternités académiques, des espaces auxquels les femmes n’avaient pas accès. Elles ont par la suite été archivées et maintenues comme irréfutables par ces mêmes communautés. Il ne s’agit pourtant que de mots. L’écriture offre le privilège de créer l’histoire. Les femmes sont ainsi chassées des positions de savoir et de pouvoir dans tous les domaines, dont celui de la musique. La sociologue Hyacinthe Ravet observe que la technique musicale est devenue un outil masculin, tout comme la composition6. Elles exigent une maîtrise de soi et de l’outil, et donc de l’objectivité et de la logique, des compétences considérées comme masculines. Certains instruments ou pratiques musicales, parce qu’elles mettent le corps à distance et qu’elles permettent à leur praticienne de rester charmante et séduisante, sont considérées comme féminines, comme le piano, la flûte, le chant ou la danse. Elles assurent à leurs praticiennes de bons mariages mais leur professionnalisation est inenvisageable. Susan McClary a quant à elle mis en lumière le fait que les répertoires mineurs, parce que plus émotifs, nostalgiques et délicats, sont eux aussi qualifiés de féminins7. La musique est ainsi sexuée.
Aujourd’hui, nous nous retrouvons toujours dès l’enfance orienté·es vers certains centres d’intérêts plutôt que d’autres. Olivier Donnat a ainsi pu montrer que le chant et la danse sont majoritairement investies par les filles, tandis que les garçons sont stimulés à pratiquer le bricolage, les jeux vidéos ou les instruments de musique qui nécessitent une médiation par un objet technique8. Nous nous excluons mutuellement pour nous réunir entre pair·es et formons, dès notre jeunesse9, des dynamiques de fraternité et de sororité. D’un côté, les hommes développent davantage d’expérience et d’habileté dans les domaines techniques10, ce qui influence leurs futurs choix de métier et prolonge cette séparation à l’âge adulte. Les qualités jugées « féminines » font que les femmes se tournent quant à elle vers des professions liées à l’éducation, au soin et au social, qui perpétuent aussi les domaines dits « féminins », que l’on peut qualifier de « maternités symboliques »11. Ces métiers, en plus d’être globalement moins bien rémunérés, subissent une forme de mépris. De la même manière, les pratiques musicales dites « féminines » sont dévalorisées. Le chant, par exemple, est considéré comme étant naturel puisqu’issu du corps. Il n’exigerait pas de technique, et donc pas de savoir-faire. Dans le jazz, une étude en 2011 souligne que 65% des professionnelles sont chanteuses et seulement 4% instrumentistes12. Cette différenciation sexuelle et ces socialisations différenciées forcent ainsi de nombreuses personnes à façonner leur identité sur la base de ces critères et à répondre aux attentes qui en découlent.
L’entre soi
Dans le secteur musical, les postes de direction et de programmation, comme les métiers de la technique ou tout simplement artistiques, sont plus que majoritairement occupés par des hommes. De nouveaux entre-soi se créent alors et poursuivent cette logique de fraternité. Ce sont des espaces où se réunir et partager pratiques et bons plans. Ils leur permettent à la fois de s’entraider, de se soutenir, de s’assurer de la sécurité et une place à long terme dans le secteur. Et si ces lieux de réunions sont concrets, en fédération ou en association, ils sont aussi plus implicites lors de rencontres informelles, invités autour d’un verre ou à l’occasion d’une fête. L’accueil artiste, l’administration et la communication sont pour leur part plus généralement occupés par des femmes, laissant aux femmes les rôles de soin et de service.
La sociologue Myrtille Picaud observe qu’à Berlin, où la sphère militante est tolérée et le travail de programmation se fait de manière plus horizontale, les artistes programmé·es sont plus diversifié·es qu’à Paris. Dans la capitale française, les programmateurs, souvent solitaires, font appel à leur entourage pour défricher et cultivent ainsi une dynamique d’entre-soi qui se reflète dans les choix de programmation. Bénédicte Briant-Froidure constate pour sa part que les femmes, lorsqu’elles sont programmatrices, sont généralement plus présentes dans des plus petits lieux, c’est-à-dire en moyenne moins de 700 places. Lors des entretiens que j’ai mené pour mon mémoire sur la place des femmes dans les musiques électroniques15, Alexandre Stevens, le programmateur du Dour Festival, m’a fait part d’une observation intéressante. Les études statistiques menées par le Festival sur les choix de programmation de leur public montrent que les artistes femmes ou qui se reconnaissent comme telles sont plus souvent proposées par des festivalières. Si nous partons de ce constat et de l’éventualité que nous écoutons ce qui nous ressemble, les artistes qui se reconnaissent comme femmes et les personnes minorisées sont ainsi renvoyées aux espaces intermédiaires16.
Les modèles masculins, à la fois professionnels et artistiques, sont aussi une norme à imiter et à reproduire. Ils se renforcent d’une forme de mépris du « féminin ». De nombreuses femmes, pour s’intégrer dans ces fraternités, doivent consentir à ces codes. Elles sont encouragées à se fondre et à se masculiniser pour être tolérées. Une stratégie qui se joue le plus souvent au détriment de leurs paires. Elles contribuent dès lors au renforcement de ces mécanismes et à la perpétuation de ses violences sexistes. Une scission qui permet à ce système de se maintenir et qui pourrait aussi être instrumentalisée dans ce but.
Si ces fraternités ne sont pas formellement interdites aux femmes ou aux personnes minorisées, d’innombrables obstacles ne peuvent qu’influencer leur découragement à les intégrer. Quantité de femmes ou personnes non-binaires se retrouvent ainsi à déployer des stratégies pour se faire une place dans le milieu et intègrent des mécanismes d’autocensure. Et de la même manière que ce modèle dichotomique laisse peu voire aucune place aux entre-deux, cela force les personnes minorisées à sans cesse s’ajuster, se dévoyer, s’oublier pour être tolérées. Cela n’est pas sans conséquences puisque de nombreux impacts s’observent concrètement sur la santé physique et mentale des personnes concernées. Cela touche aussi la scène musicale et son effervescence créative. Comme l’observe Sarah Schulman, c’est une gentrification des esprits17 qui efface l’enrichissement symbolique que peut apporter cette diversité.
Des collectives
Les fraternités ont servi de levier pour de nombreux hommes et les aident encore à s’assurer des privilèges. Elles ont fondé notre société actuelle et le milieu de la musique tel que nous le connaissons. En parallèle, des sororités se sont déployées mais dans un autre but, celui de vivre voire de survivre dans un système discriminant. De nombreuses collectives de musiciennes ont ainsi vu le jour afin de se mobiliser et d’agir contre ces discriminations. Dans une démarche militante ou non, elles sont une stratégie d’encouragement et de renforcement personnel.
Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux facilitent l’organisation de ces regroupements. En se dégageant des barrières géographiques ou sociales, ils permettent à de nombreuses femmes ou se reconnaissant comme telles, d’échanger sur leurs véritables intérêts et de trouver des alternatives. Elles ont pu se retrouver dans un endroit sécurisé, partager leurs expériences, leurs ressentis ou tout simplement leurs créations sans contraintes. Pour beaucoup, ces sororités sont une assurance de vie et de survie au sein du milieu. Elles offrent de l’écoute, de la légitimité et de la force collective. Parmi ces collectives, l’on peut citer entre autres female:pressure, Shesaidso, Loud’Her ou Fair-Play.
Sur cet exemple, de nombreuses initiatives en non-mixité ont vu le jour ces dernières années. Des groupes de parole pour témoigner des difficultés traversées ont maintes fois fait leurs preuves et confirment leur rôle de soin. Des ateliers ou des formations aux outils techniques s’organisent et permettent d’enrayer certains mécanismes, comme l’autocensure ou le sentiment d’illégitimité, qui reviennent très souvent dans les espaces mixtes. Des programmes de mentorat, portés au niveau national18 mais aussi européen19, confirment leur utilité, tant pour les mentorées que pour les mentors qui gagnent elles aussi en assurance. Les programmations non-mixtes20, lorsqu’elles ne sont pas des moyens de marketing, permettent quant à elles de donner davantage de visibilité aux projets portés par des artistes femmes et/ou marginalisées.
Si les espaces qui n’incluent que des hommes nous paraissent normaux, l’inverse est jugé clivant, excluant ou communautariste lorsqu’elles ne sont pas considérées comme insignifiantes, puériles ou niaises. Ces projets sont pourtant fréquemment salués par les personnes concernées et leur utilité est manifeste. En pensant sur le long terme, ces sororités servent de leviers pour enrayer un système sexiste et aident à remplacer le cercle vicieux par un cercle vertueux. Elles permettent d’envisager une mixité plus juste. Elles font pourtant toujours débat. Lorsqu’elles sont tolérées, les sororités les plus médiatisées et respectées sont celles qui réunissent des femmes blanches, aisées et hétérosexuelles. Elles ont été les premières à être soutenues et institutionnalisées, jugeant ainsi de l’intérêt de leurs propres priorités politiques. Inscrites dans le digne héritage de ce système, elles ont malheureusement trop souvent lissé les rapports de pouvoir et contribué à l’invisibilisation des marges.
Une polyphonie
Parce qu’en plus de la distinction homme et femme, féminin et masculin, s’ajoutent d’autres distinctions : le racisme (qui affirme la supériorité des personnes blanches), le classisme (qui distingue le riche du pauvre), le validisme (qui différencie le normal de l’anormal), l’homophobie (qui oppose l’hétérosexualité et l’homosexualité), pour ne citer qu’elles. De nombreuses personnes se situent malgré elles à l’intersection de ces discriminations, cumulant les stéréotypes et les obstacles. Dans le milieu musical, l’élévation sociale de nombreuses femmes ou leur professionnalisation n’a pu se réaliser que grâce à l’assistance de femmes précarisées, pour la plupart racisées, qui ont pris le relai des tâches qui leur étaient assignées jusqu’alors (soin de la maison et des enfants, notamment21). Mais ces femmes n’ont pas eu accès à la reconnaissance et au soutien de leurs paires, ni de personne d’ailleurs.22
La sororité n’est pas donnée. Elle reste un mécanisme politique et nécessite un véritable (ré)apprentissage. Fondée sur un plaisir, celui d’être entre femmes, elle témoigne d’un besoin : être nourrie par la force collective alors que jusqu’alors, ces femmes étaient isolées et opposées. Mais ses contours restent particulièrement poreux. Même en connaissance de cause, dans des espaces intimes et bienveillants, les violences systémiques se reproduisent. Elles forcent parfois l’exclusion, de manière consciente ou inconsciente, de personnes déjà marginalisées.23
Écouter les sororités, c’est entrevoir leur polyphonie. Elles s’accordent au pluriel. Il s’y joue de nombreuses frictions et des divergences. S’y réunissent des personnes aux parcours blessés voire traumatisés. Ces rencontres peuvent donc être difficiles, complexes, violentes. Surgit alors le paysage d’une réalité plurielle, vivante et fertile qui, à terme, peut donner lieu à des coalitions conflictuelles24, nourries de dialogues et d’échanges. C’est peut-être en accueillant et en acceptant ces diversités et leur rugosité qu’une unité peut s’exprimer et contribuer à la transformation de ce système discriminant.
Brève histoire des sororités de la musique
Ce n’est pas parce que des femmes sont réunies entre elles qu’elles forment forcément une sororité. En séparant socialement les hommes des femmes, de nombreuses sororités ont ainsi été imposées. Nous connaissons généralement l’histoire de la musique sous un angle très réduit, celui de la professionnalisation ou de l’étude savante, ce qui retire aussi une forme de puissance et de souveraineté à leurs praticien·nes. Or, les femmes et personnes minorisées sont très nombreuses à être présentes dans les pratiques « amatrices ». Nous n’avons finalement que très peu de traces de ces pratiques qui étaient orales. Là où les fraternité ont accès à l’éternité de l’écrit, les sororités sont soumises à l’éphémère de l’oralité.
Malgré tout, ces pratiques ont longtemps accompagné le quotidien, comme les chants de lavandières pour aider à battre le linge. Elles ont éduqué et pris soin, comme les berceuses ou les tarentelles. Elles ont diverti et relié, comme les jeux de gorge inuits. Elles ont témoigné des vies et des drames, comme à Ouessant lorsque les marins partaient ou mourraient en mer. Emportées dans les valises, elles racontent aussi des exils choisis ou forcés et les aident à se retrouver, se soutenir et se souvenir. Elles peuvent ainsi se rappeler de leurs racines ou échanger sur leurs conditions de vie commune (solitude, difficultés conjugales et blessures personnelles), comme la chorale « berbère » de Bagnolet.
Des sororités ont également été imposées dans les écoles et, en particulier, les conservatoires qui étaient non-mixtes. Dès le XXe siècle, en Occident, ces barrières s’abaissent peu à peu et permettent aux femmes de prétendre à une carrière musicale même si elles sont confrontées à de nombreuses normes et intimidations. En 1925, la pianiste, compositrice et chanteuse afro-américaine Lil Hardin Armstrong dirige son propre orchestre au Harlem Opera House. Il est entièrement composé de femmes. A cette même époque, de nombreuses formations apparaissent aux États-Unis, comme le Darling Saxophone Four mené par Eva Darling, The Ingenues, Helen Lewis and her All Girl Jazz Syncopators ou The Schuster Sisters. Elles troublent ainsi plusieurs normes : en plus d’être instrumentistes, elles s’approprient les instruments à vent, considérés jusqu’alors comme masculins. Sans surprise, ces orchestres accompagnent les vaudevilles et les premiers films sonores, des genres assez peu valorisés. Comme pour la plupart des musiciennes, les traces enregistrées et archives sont rares voire absentes26.
À la fin des années 1960, l’arrivée de la cassette audio démocratise les moyens d’écoute et d’enregistrement, ce qui multiplie le nombre d’auditrices. Le rock’n’roll popularise la guitare et la basse. Davantage de compositrices émergent et servent de modèles à une nouvelle génération de musiciennes. Elles leur permettent de s’identifier et de se projeter dans le monde de la musique de manière active27. Parmi elles, The Slits, The Runaways, Betty Davis ou Patti Smith. En choisissant de ne s’entourer que de femmes sur scène, elles peuvent contrôler la production de leur musique du début à la fin. Elles peuvent composer, interpréter et jouer les instruments qu’elles veulent, sans contrainte et se libèrent ainsi du regard et du joug masculins.
Mais l’industrie musicale reste aux mains des hommes. Une hégémonie qui impacte à la fois le travail et la renommée des musiciennes, ce qui amène un grand nombre d’entre elles à abandonner et pousse d’autres à la révolte. La musique devient alors un moyen de dénoncer les violences dont elles font l’objet et de réclamer leur place. Parmi elles, les riot grrrls, dont les emblématiques Bikini Kill, mettent la sororité au cœur de leur démarche. Elles s’inscrivent dans la philosophie punk tout en dénonçant ses interprétations masculinistes. À l’aide de fanzines et d’événements non-mixtes, elles s’émancipent des moyens de diffusion classiques pour visibiliser les artistes femmes tout en affirmant un discours politique, féministe et social. En retournant les stéréotypes sexistes pour mieux les déconstruire, elles réclament leur droit à la colère et à la violence28.
Dans les années nonante, la démocratisation des moyens d’écoute entraîne une hyper-capitalisation de la musique, illustrée par des festivals colossaux et des concerts grandioses. L’impact sur les carrières musicales de femmes se fait ressentir. Leur présence est décuplée mais les maisons de disque les transforment en produit marketing. Ce processus, soutenu et renforcé par les médias, les formatent pour le regard masculin. Leurs carrières sont conditionnées lorsqu’elles ne sont pas méprisées et caricaturées en tant qu’artistes. Si les girls bands plus politisés continuent à se déployer dans les marges, les Spice Girls naissent en plein cœur de la pop music. Bâti sur la notion de sororité, elles ont battu les records de vente et servi de modèle à toute une génération de jeunes filles. Elles l’ont fait en hackant ce système : elles ont résisté à l’influence de leurs labels pour choisir elles-mêmes la direction de leur projet. Elles ont affirmé leur personnalité, leur émancipation et leur sexualité de manière personnelle tout en étant unies. Leur sororité, personnelle et singulière, leur a permis de s’affirmer et de résister dans un système bien huilé.
D’une même voix
Choisies ou non, les sororités sont là. Il ne reste donc qu’à l’accepter. Elles sont formées par ou contre des fraternités hégémoniques qui ont façonné la culture dans laquelle nous évoluons. Elles sont des pansements ou des volcans. Elles nous mettent face à cette misogynie intégrée et nous forcent à (ré)apprendre à agir en commun. Si elles deviennent menaçantes, ce n’est que pour témoigner de la suprématie des masculinités, le patriarcat, dont elles ne sont finalement que le résultat. Elles forcent les hommes à accepter de questionner leurs propres privilèges et, à terme, à les redistribuer. C’est peut-être là une première solution pour envisager un possible collectif, en adelphité, et repenser plus justement nos fondements dans la mixité.
Si notre premier réflexe est d’aller déterrer des figures du passé pour affirmer que ces modèles existent, il est important de se rappeler que nombre de ces artistes sont parmi nous aujourd’hui et déploient une énergie considérable pour se faire une place dans le monde de la musique. Cela nécessite aussi de regarder à la loupe et d’aller investir ces espaces intermédiaires foisonnants. Donner de la visibilité à ces artistes, c’est aussi témoigner de la diversité et de la pluralité de nos sociétés.
Dans son texte « Croire en la littérature »29, Dorothy Allison propose une réflexion : au moment de formuler un jugement sur une œuvre, et d’autant plus lorsque celle-ci est issue d’une personne minorisée, elle invite à se focaliser sur le positif. Il s’agit d’abord d’observer nos propres automatismes d’écrasement et d’y désobéir. Parce que ces normes restent construites. Soutenir les femmes et personnes minorisées exige d’être – entièrement – à l’écoute d’autres récits que ceux que l’on connaît habituellement.
Si les liens construits en sororité engagent à mettre de l’attention sur ce qui relie, et non pas sur ce qui sépare, cela invite aussi à accepter la multiplicité des expériences et des vécus et de les accueillir dans leur complexité. Parce qu’il existe autant de sororités que de femmes pour en témoigner. Posons d’autres bases, créons d’autres imaginaires. Un cheminement qui se fait finalement sans chemin, de manière vivante et mouvante.
Merci à Sarah Bouhatous et Nadine Plateau pour leurs conseils, références et regards.
Notes et références bibliographiques
1 Pour en savoir plus, je vous conseille le travail de l’historienne de la littérature et critique littéraire Éliane Viennot, notamment « Le langage inclusif : pourquoi, comment », Éditions iXe, 2018.
2 Le mot « mnémonique » est issu du grec ancien μνημονικός / mnêmonikós (« de mémoire »). De nombreux moyens sont ainsi mis en place pour permettre de mémoriser les récits, les savoirs et les histoires qui peuvent être particulièrement longs et complexes.
3 L’île de Lesbos est à l’origine du mot « lesbienne ». Rien ne confirme pour autant qu’elles étaient véritablement lesbiennes.
4 « L’égal des dieux », un poème composé par Sappho au VIIe siècle av. J-C, se heurtera à de nombreuses traductions au fil des époques. Cent et une de ces versions ont été réunies par Philippe Brunet dans un ouvrage publié aux Éditions Allia en 2018.
5 À ce sujet, je vous conseille la BD « La faute de l’orthographe: la convivialité » qui illustre la pièce de théâtre / conférence d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (Textuel, 2017).
6 Hyacinthe Ravet en parle notamment dans son ouvrage Musiciennes : enquête sur les femmes et la musique, Éditions Autrement, 2011.
7 Susan McClary reprend le Dictionary of Music de Harvard, publié en 1970. Les cadences dites « féminines » sont considérées comme faibles, anormales et subjectives, tandis que les cadences « masculines » sont fortes, normales et objectives. Susan McClary, Ouverture féministe. Musique, genre, sexualité, Paris, Philharmonie de Paris, coll. La rue musicale, 2015 [1991].
8 Olivier Donnat, « La féminisation des pratiques culturelles », dans Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2005.67891011121314158 Olivier Donnat, « La féminisation des pratiques culturelles », dans Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2005.
9 Marie Fortier, « Les musiques actuelles : des métiers fonctionnellement sexués ? », Mémoire professionnel d’Administration de la Musique et du Spectacle vivant, Université d’Evry-Val- d’Essonne, année académique 2012-2013.
10 Victoria Armstrong, « Techno, identité, corps : les expériences féminines dans la dance music », publié dans la revue Mouvements n°42, 2005.
11, 12 Hyacinthe Ravet, Musiciennes : enquête sur les femmes et la musique, Éditions Autrement, 2011.
13 Myrtille Picaud, Quand le genre entre en scène, Configurations professionnelles de la programmation musicale et inégalités des artistes dans deux capitales européennes dans Sociétés contemporaines (2020/3 N° 119 | pages 143 à 168)
14 Bénédicte Briant-Froidure, « Musiques actuelles : les femmes sont-elles des hommes comme les autres ? », Mémoire Direction de projets culturels, Université Pierre Mendès, année académique 2010-2011.
15 J’ai présenté mon mémoire qui s’intitule « L’électronique s’accorde-t-elle au féminin ? Une étude de la place des femmes dans les musiques électroniques » en 2016 à l’Université de Liège. J’en ai résumé les principales observations dans une publication d’éducation permanente accompagnée par le C.D.G.A.I. Vous pouvez la consulter via ce lien.
16 Je reprends ici le nom de l’ouvrage qui partage les entretiens de Julia Eckhardt et Éliane Radigue, édité par Julia Eckhardt en 2019.
17 Sarah Schulman, La gentrification des esprits, Éditions B42-104, 2018.
18 Le programme de mentorat Wah! est initié en 2019 par la FEDELIMA.
19 MEWEM (« Mentoring programme for Women Entrepreneurs in Music ») a été initié en France par la FELIN (Fédération des Labels indépendants) et s’est développé à l’échelle européenne avec le projet MEWEM Europa, destiné à favoriser le développement des compétences managériales des femmes et personnes non-binaires de l’industrie musicale dans plusieurs pays européens. Elle est financé par l’Union européenne dans le cadre de Music Moves Europe.
20 Les femmes s’en mêlent en France ou le Festival Voix De Femmes en Belgique
21 À ce sujet, je vous conseille le pamphlet de Deirdre English et Barbara Ehrenreich, Fragiles ou Contagieuses, Cambourakis, 1973/2016.
22 bell hooks l’évoque très bien dans le texte « Sororité » qui fait partie du recueil De la marge au centre : Théorie féministe, Cambourakis, 1984/2017.
23, 24 Un Féminisme décolonial de Françoise Vergès, La Fabrique, 2019.
25 À noter que « berbère » n’est pas le terme utilisé par celleux qu’il nomme. Ce mot péjoratif vient de « barbare » et réduit à un seul terme des cultures variées et des populations dispersées dans différents pays. Il convient donc mieux d’utiliser les dénominations spécifiques, amazigh et kabyle, puisque ces femmes sont originaires du Maroc. Et cela même si les communautés se nomment très souvent berbères par souci de facilité, afin d’être identifiées par les personnes occidentales.
26 Kristin McGee le documente dans Some Liked it Hot: Jazz Women in Film and Television, 2009.
27 Bénédicte Briant-Froidure, « Musiques actuelles : les femmes sont-elles des hommes comme les autres ? », Mémoire Direction de projets culturels, Université Pierre Mendès, année académique 2010-2011.
28 Pamela Aronson, « Féministes ou postféministes ? », trad. française H. Boisson, dans Politix, n °109, 2015, pp. 135-158.
29 Dorothy Allison, Croire en la littérature dans le recueil de texte Peau (Cambourakis, 2015)