Divagations : suivre le chant des sirènes

Aujourd’hui, nous fêtons le poisson d’avril. Ambiguë, cette fête sème la joie, bien que la moquerie ne soit jamais loin. Son origine reste cependant assez mystérieuse. Je profite donc de cette curieuse célébration pour traverser cette frontière éblouissante qu’est l’océan et rencontrer les figures hybrides et magiques qui se cachent dans ses profondeurs.

Le poisson est symbole de fécondité et de sagesse. Si nous remontons le temps jusqu’à l’Égypte antique, la déesse poisson s’appelle Hatméhyt. Elle donne vie à toutes choses, au fil du Nil, et est reliée à Isis, reine mythique et déesse funéraire. Un rôle prépondérant et très positif. Il n’empêche que la figure du poisson reste assez ambiguë, déjà à cette époque : par son silence déconcertant mais aussi son habitat, caché dans les profondeurs. Son caractère insaisissable et son manteau brillant et coloré en font une figure captivante et curieuse. Comme pour le serpent, il suscite de nombreux fantasmes depuis des millénaires.

Amulette de la déesse Hatméhyt

Pour les premier·es chrétien·nes, le poisson (du latin ichtus) est aussi un signe de reconnaissance. Il représente le Christ dans la version primitive puisqu’il est le dernier et le premier aliment qu’il mange lors de sa résurrection. Il est aussi associé au baptême. En français, sa proximité du mot « péché » (du latin peccatus) est troublante bien que leurs origines soient bien différentes. Dans la religion chrétienne, un·e pécheur·esse est une personne qui transgresse une loi morale ou religieuse. Dans le récit qui est parvenu jusqu’à nous, le premier pécheur est une femme puisqu’il s’agit d’Ève. C’est en tombant sous le charme du serpent qu’elle propose à Adam la pomme interdite avant de la croquer elle-même et d’entraîner le départ forcé du jardin d’Eden pour rejoindre la Terre. Cette culpabilité qui pèse sur les femmes depuis lors n’est pas laissée au hasard : dans l’ouvrage Histoire de la misogynie : de l’Antiquité à nos jours, Adeline Gargam et Bertrand Lançon présentent une version du récit originel où la responsabilité est bel et bien partagée par les deux protagonistes. 

Il n’y a pas de hasard si ces contes se transforment, évoluent, s’ajustent aux contextes sociaux et politiques, et inversement. Non seulement, ils sont soumis au regard de leurs interprètes mais aussi à celleux qui les traduisent. Le sujet est on ne peut plus actuel mais il est aussi passionnant. Qu’il s’agisse de la poétesse Sappho (dont je parlais précédemment) ou plus récemment d’Amanda Gorman, la perception d’un texte par chacun·e n’est pas anodine, elle est même bien plus politique qu’on ne voudrait l’accepter. Cela demande donc de la vigilance et de l’attention, comme le dit si bien Canan Marasligil dans cette excellente analyse. La transmission orale de nombreux contes et légendes n’a pas permis de garder de traces de tous les récits originels. Si certaines versions écrites sont bien sujettes à interprétation, d’autres sont délibérément effacées. Parmi ceux-ci, il y a la figure controversée et passionnante de la déesse Lilith.

Adam, Eve et Lilith – Notre-Dame de Paris

Des traces de Lilith se retrouvent depuis l’Antiquité en Mésopotamie, où elle est associée au vent et à la tempête. Dans la Genèse, elle serait la première femme d’Adam, et son égale. En refusant de se soumettre à celui-ci, elle sera forcée au départ vers les enfers. Afin de se venger d’Ève, qui la remplace, elle se transforme en serpent pour la tenter. Sans mari et nullipare, aux cheveux longs, hybride et vivant au milieu des bêtes sauvages, elle apparaît parfois sous les traits d’un âne, d’une chouette ou encore d’un chat. Cette hybridité peut être perçue de plusieurs manières. Elle reconnaît d’une certaine manière sa puissance mais pas que : comme le soulignent les auteurices Adeline Gargam et Bertrand Lançon, de nombreux hommes ont tenté de prêter aux femmes des traits inhumains afin de les inférioriser. Associées à la nature et opposées à la culture, elles doivent ainsi être soumises au pouvoir de l’homme pour être maîtrisées.

D’autres figures mythologiques rappellent cette hybridité ambiguë : les célèbres sirènes qui désorientent les marins grâce à leur chant envoûtant ou encore les Gorgones, dont la plus célèbre est Méduse, qui tuent les humain·es de leur regard effrayant. Dercéto, une célèbre déesse phénicienne, honteuse d’une idylle infligée par Aphrodite, se cache dans les profondeurs d’un lac proche d’Ascalon, en Syrie. Les récits semblent concorder sur un fait : leur liberté, leur affirmation et leur passion les mènent indubitablement à la déchéance sociale et humaine. Ce n’est d’ailleurs que grâce à un talisman que les Selkies, du nord de l’Écosse, restent auprès de leur mari. La fée Mélusine, mi-serpent mi-chauve-souris, possède aussi les traits de cette femme déchue : surprise dans son bain et trahie dans sa véritable apparence, elle est forcée de fuir et d’abandonner ses enfants. Sedna, la déesse inuite de la mer, ne devient sirène que parce qu’elle a été sacrifiée par son père après son mariage. Lorsque l’histoire ne les fait pas fuir, elles sont même effacées : les légendes du roi Arthur, qui content une étroite collaboration entre la fée Viviane et Merlin, ne semblent même plus faire état de sa – pourtant si essentielle – présence entre les mains du célèbre dessin animé de Disney. Devenue  « La Dame du Lac » du célèbre poème de Sir Walter Scott, elle ne subit que très passivement les duels masculins pour gagner sa main.

Mélusine surprise dans son bain

Heureusement, il reste possible d’observer ces récits d’une toute autre manière, notamment grâce à l’étymologie qui aide à retracer l’origine et le sens des mots. Pour les mythologues, Mélusine est la mère-lumière, celle qui accompagne les accouchements. Chez les Celtes, l’épouse des eaux, la déesse des sources et des rivières qui s’apparente à Damona, a des traits humains mais elle est accompagnée, elle aussi, d’un serpent, soulignant ses talents de guérisseuse. Les sources sont des lieux de soin et de miracle, comme le relatent les nombreux événements sacrés qui s’y sont manifestés. Pour les aborigènes, le Wagyl est une puissante divinité en forme de serpent qui est à l’origine de la naissance du monde et qui protège les cours d’eau, les lacs, les sources et la Nature. Il abrite les Yawk Yawk, des sirènes qui ont le pouvoir de vie mais aussi de mort et qu’il faut à tout prix ne jamais mettre en colère. Iemanja, la déesse yoruba et afro-américaine, règne sur toutes choses vivantes et est « la mère dont les enfants sont comme les poissons ». Quant à Mami Wata, déesse vaudoue, elle offre la richesse à celleux qui croisent son chemin. Les Nāgas, en Orient, sont des gardiennes et protectrices qui assurent le lien entre le ciel et la terre, notre monde et l’au-delà. En Occident, les religions polythéistes prêtent aussi aux rivières et fleuves des traits divins, comme Sequana pour la Seine. La fée Viviane (Niniane, Nyneve ou encore Nimue) doit d’ailleurs son nom à la rivière bretonne Ninian. 

Qu’il s’agisse d’une queue de poisson, de cheveux formés de serpent ou couverts d’algues, cette figure féminine fait rêver les plus romantiques d’entre nous. Le lien entre l’eau et le féminin nourrit de nombreux archétypes depuis l’aube des temps. Cela n’a rien d’étonnant, finalement, puisque l’eau est à la source de toute chose, qu’il s’agisse du placenta (la mère) ou encore de l’océan (la mer) dont nous sommes toustes issu·es de par l’évolution. Ces abysses, mystérieuses et impressionnantes, où se loge un imaginaire aussi riche qu’effrayant, ont pourtant été si souvent méprisées et délaissées des recherches et de nos soins, comme je l’évoquais d’ailleurs dans mon précédent article. Les principales études qui portent sur les fonds marins ont en grande partie été menées et financées en vue d’une possible exploitation de ses ressources. Aujourd’hui encore, nous ne sommes qu’aux prémices de nombreuses découvertes sur l’endométriose ou de nombreuses autres maladies utérines qui affectent pourtant un grand nombre de fxmmes, lorsque ce n’est pas les intestins, qui nous concernent toustes.

Oda Iselin Sønderland

La psychanalyse non plus n’a pas toujours été très tendre avec les femmes. Si les mythes et légendes racontent leur déchéance, des concepts psychanalytiques mettent quant à eux en exergue le manque d’un attribut proprement masculin dont elles font l’objet depuis la plus petite enfance : l’absence de pénis. Un manque qui conditionnerait toute leur vie. La queue de sirène n’a-t-elle finalement pas quelque chose de si puissant qu’elle effraye fondamentalement les hommes ? Et au contraire, est-ce que ce n’est pas cet attribut si masculin qui rend à ce point les sirènes si effrayantes et puissantes ? Ne rassure-t-il pas les hommes au passage ? Au fond, n’y a-t-il pas moyen plus simple pour soumettre une femme que de laisser penser que sa plus grande force et particularité physique, avoir le pouvoir de vie, en serait finalement sa principale faiblesse et qu’il n’y a qu’une queue qui peut fondamentalement la rendre puissante ? La base réflexive reste donc profondément masculine. 

Selon Cléopâtre Athanassiou-Popesco, le mythe de la Petite Sirène renvoie très clairement à la genèse de la sexualité féminine dans la sexualité infantile : coupée de sa propre voix pour tendre vers la normalité et quitter son apparence de sirène, elle fait face à de nombreux conflits intérieurs. L’autrice se demande d’ailleurs : quelle trace de ce chant ineffable demeure-t-il au fond de chaque femme ? Aujourd’hui, les sirènes que nous entendons clament l’urgence. Qu’il s’agisse de ces nombreux récits travestis, il existe aussi une autre urgence : celle d’écouter les voix tues, noyées, effacées. Si cette figure de la déchéance féminine continue de nous hanter, elle est pourtant vectrice de nombreux autres éveils et possibilités, à commencer par nourrir autrement nos imaginaires.

Ophelia, John Everett Millais (1851-1852)

L’eau est le premier miroir, la surface qu’il s’agit de quitter pour rencontrer les profondeurs. Elle symbolise aussi la mémoire collective et l’inconscient qui nous relie. Elle impose la modestie. Ces figures féminines, si souvent effrayantes, mettent en exergue un déséquilibre qui lui est bien réel : lorsque les bouches sont scellées, elles éveillent la colère. Une colère qui transforme, qui métamorphose, qui crée et qui libère. Cette hybridité si captivante n’est peut-être que le résultat des mythes dont elle est issue. Et si la « tentation » de Lilith n’était finalement pas plutôt une invitation à une émancipation indispensable ? 

En plongeant un peu plus profondément dans nos perceptions, au-delà des discours si souvent transmis, de nouvelles clefs se logent à l’intérieur de nous. L’insécurité crée une autre forme de sécurité : quitter la peur aide à se laisser bercer par de nouvelles perceptions et rencontrer d’autres sensibilités. Une analyse que propose d’ailleurs le poète Alan Watts dans son essai Éloge de l’insécurité en partant de la loi de l’effort inverse : c’est en cherchant à rester à la surface de l’eau que l’on coule, et lorsque l’on tente de couler que l’on flotte. Le confort n’est peut-être pas là où nous pourrions penser le trouver. 

Il ne suffit pas d’aller très loin pour plonger au fond des océans car nos corps sont composés majoritairement d’eau. Le serpent n’est pas non plus très loin car il vit au cœur de nos ventres : il y mesure entre 4 à 7 mètres et forme le chenal de notre digestion. J’aime à penser qu’en prenant le temps d’écouter et d’éveiller ces profondeurs, en se laissant un peu plus porter par les flots de nos émotions, en rencontrant nos monstres intérieurs avec bienveillance, ce n’est pas seulement une tempête qui jaillira mais aussi un océan étincelant qui fera naître de nouvelles sources et rivières.


Pour poursuivre cette réflexion en musique, je vous partage ici quelques musiciennes qui se sont inspirées des océans et qui m’ont particulièrement captée. Une invitation à se laisser porter dans leurs courants, éveiller nos sirènes intérieures ou faire reluire nos écailles. 

Originaire de Kageroma au sud d’Okinawa, la chanteuse japonaise Ikue Asazaki pratique le shima-uta, un genre musical traditionnel de sa région d’origine, les îles Amami, auquel elle a été formée en grande partie par son père. Sur deux de ses disques, Amami (1997) et Utabautayun (2002), elle reprend ces chants traditionnels accompagnée par le pianiste Akira Takahashi. Certains titres a capella sont accompagnés par les vagues. Désormais installée à Tokyo, elle compte huit albums à son actif, un best of sorti chez Universal en 2008 et l’un de ses titres a été utilisé pour l’anime Samurai champloo. Une voix et une technique vocale fabuleuses qui bercent et mènent au cœur des océans. Elle m’accompagne depuis plusieurs mois.

Formée à la sculpture à Kansas aux États-Unis, c’est au Minnesota qu’Ellen Fullman crée son propre instrument, le long string, avant de s’installer à New York. Il est composé d’une douzaine de cordes pouvant mesurer jusqu’à 30 mètres. Le son produit peut être très particulier, puisque certaines cordes sont inférieures à ce qu’une personne peut entendre comme un ton (±20 Hz) et possèdent une courte réverbération (environ 5-10 mètres). Ses échos peuvent mesurer plus de 10 mètres. Fullman a accompagné le Deep Listening Band de Pauline Oliveros mais aussi la chorégraphe Deborah Hay et la violoncelliste et compositrice Frances-Marie Uitti. Son double LP In The Sea, sorti en 1980, réunit des enregistrements rares et minimalistes de cet instrument qui donne à percevoir des atmosphères éthérées au rythme particulier. Une plongée profonde et envoûtante.

La compositrice et chanteuse norvégienne Stine Janvin fait sonner sa voix comme de multiples sirènes lancinantes. Son premier album Fake Synthetic Music, un double LP sorti en 2018 sur le label PAN, explore le traitement électronique de cet instrument pourtant si humain et le fait évoluer vers une matière plastique malléable. Elle y questionne ainsi les frontières entre le naturel et l’artificiel dans une expérience déroutante et captivante. Cette performance et ses recherches exposent ainsi toutes les potentialités de ces deux instruments et aident à dépasser nos limites pour mieux libérer nos voix intérieures et inconscientes.

Formée en arts visuels à la Haute École des arts de Berlin, la musicienne allemande Gudrun Gut a fondé les groupes avant-gardistes DIN A Testbild, Mania D, Malaria! et Matador. Très active dans le domaine du théâtre, en tant que comédienne et compositrice, elle fonde le label Moabit Musik en 1990, qu’elle dirige depuis, et plus récemment un second label, Monika Enterprise,notamment connu pour sa série « 4 Women No Cry ». Depuis la fin des années nonante, elle est coprésentatrice et productrice de l’émission Ocean Club Radio avec Thomas Fehlmann sur Radioeins. Avec la Canadienne Myra Davies, elle crée le projet de poésie orale Miasma. En 2017, le disque Sirens sort en deux versions, l’une avec texte et l’autre instrumentale. Elle y compose la musique avec son ancienne collaboratrice au sein du groupe Mania D., la guitariste et bassiste Beate Bartel. Une œuvre puissante, rythmée et entêtante, qui fait grogner nos serpents intérieurs.

Et pour terminer cette sélection en douceur, retour aux États-Unis avec la harpiste et magicienne Nailah Hunter. C’est à l’aide de son instrument de musique qu’elle cherche à conjurer les sorts. Installée à Los Angeles, elle fait de sa musique un véritable moyen de guérison pour mener vers un lieu de repos qui s’écoule directement de son esprit. Accompagnée d’atmosphères électroniques et de sa voix lumineuse, elle propose une vision plus inclusive de la mythologie pour guérir les plaies intérieures. Son dernier single, Bassin bleu, poursuit ce voyage à travers une plongée ressourçante, apaisante et bienfaitrice. 

Dans des articles précédents, j’évoquais aussi les merveilleuses musiciennes Tomoko Sauvage, Emily A. Sprague et Björk, qui ont fait de l’eau l’un de leur moyen de composition. Pour poursuivre ces découvertes, je vous invite à écouter la playlist spécialement conçue pour l’occasion. Bonne écoute ! 

J’étais l’invitée de l’émission « Midi Express : Divagations » de Leslie Doumerc et Flora Six du 30 avril 2021 pour parler de cet article. Retrouvez le podcast ici.

Références

  • Adeline Gargam et Bertrand Lançon, Histoire de la misogynie : de l’Antiquité à nos jours (2013)
  • Cléopâtre Athanassiou-Popesco, La Petite Sirène : De l’objet combiné à la scène primitive (2000)
  • Jean d’Arras, Mélusine (1392-1394)
  • Alan Watts, Éloge de l’insécurité (1951)

Merci à Solène Marceau, Sarah Bouhatous et Antoine Pasqualini pour leur relecture et à vous pour votre soutien. Merci aussi à toutes les personnes qui ont glissé ces livres, ces références et ces musiciennes sur mon chemin ! N’hésitez pas à me partager aussi vos pensées et inspirations qui nourriront probablement un prochain article.

Laisser un commentaire